Le vrai talent de Tariq Ramadan réside dans sa capacité à établir des ponts avec un ensemble d'intellectuels non musulmans. Après s'être mis dans la poche la hiérarchie catholique, le petit-fils du fondateur des Frères musulmans réussit à mystifier Michel Morineau, alors secrétaire national de la très laïque Ligue de l'enseignement. Celle-ci compte pourtant dans ses rangs de nombreux francs-maçons. «Penser à séduire les dirigeants de la Ligue de l'enseignement, chapeau! Ce sont des personnes souvent inconnues du grand public, mais qui possèdent un réseau très dense de relations dans l'intelligentsia parisienne. Tariq Ramadan est d'une habileté redoutable», constatait, presque admiratif, Jean-François Kahn, le fondateur de l'hebdomadaire Marianne. Pour l'islamiste, c'est du pain béni: la Ligue de l'enseignement possède une puissance de feu considérable. Il s'agit d'une confédération d'associations françaises forte de 25’000 associations locales. En prime, elle reçoit la plus importante subvention annuelle du ministère de l'Education nationale. «La Ligue de l'enseignement se posait depuis quelques années la question de la place de l'islam en France au regard de la loi de 1905. Nous nous étions notamment interrogés sur la question du voile. Pourquoi l'interdire à l'école?» m'avait confié Michel Morineau en 2004. Pour le secrétaire général de la Ligue de l'enseignement, l'interlocuteur idéal ne pouvait être que Tariq Ramadan. «A cette époque, j'avais en face de moi un homme d'action qui réfléchissait à la manière d'adapter les textes sacrés à la modernité politique occidentale, respectueux de la laïcité française tout en exigeant que celle-ci prenne en compte les caractéristiques de l'islam. Il était l'homme dont nous avions besoin pour lancer une commission sur la laïcité et l'islam. Il m'a semblé plus stratège politique que religieux et on s'est très vite tutoyés», raconte Michel Morineau dans un dossier consacré au prédicateur, publié par le site Slate en décembre 2015.
Afin de saisir l'état d'esprit de cette commission «Laïcité et islam», créée en 1997, retenons les propos tenus par Michel Morineau en juin 1998 à Roubaix: «Le droit français n'est pas opposé à la pratique de l'islam pour ce qui concerne la création de mosquées, d'aumôneries musulmanes dans les prisons ou les hôpitaux, le choix de la nourriture, etc. Ainsi la question de la compatibilité de l'islam et de la République ne se pose pas en termes juridiques mais en termes de mentalités (l'islam fait peur), et de ce point de vue, l'islam a révélé d'autres problèmes sur la culture laïque en France.» Dans sa thèse universitaire sur L'islam au pluriel. Etude du rapport au religieux chez les jeunes musulmans, Omero Marongiu-Perria affirme que cette commission nationale a été un lieu d'expression privilégiée des associations de jeunes musulmans. Elles rencontrent souvent pour la première fois des intellectuels de renommée nationale. Docteur en sociologie, Omero Marongiu-Perria, qui préface ce livre, a quitté l'UOIF en 2004. Il a également rompu avec Tariq Ramadan. Depuis plus d'une dizaine d'années, il fait entendre une autre voix de l'islam de France. Une parole libre qui s'est notamment exprimée lors de l'incarcération du prédicateur sur le site Oumma.com. Cette commission se compose pour moitié de musulmans et pour l'autre moitié de personnalités de la société civile, qu'ils soient croyants, agnostiques ou athées. Rapidement, ces débats dérangent. Michel Morineau est convoqué par le cabinet de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'Intérieur. Didier Motchane, chargé de mission, «me dit de me méfier de Ramadan et son supposé "double discours"; mais très vite, c'est l'existence même de la commission qui est critiquée», raconte le secrétaire général de la Ligue de l'enseignement. La nouvelle présidente, la sociologue Jacqueline Costa-Lascoux, ne partage pas du tout les mêmes sympathies vis-à-vis de Tariq Ramadan. Elle mettra un coup d'arrêt à la commission Laïcité et islam en 2000. «Cette commission a sans doute été la mère de tous les maux en offrant une caution de gauche à Tariq Ramadan. Je m'interroge encore sur l'incroyable engouement qu'il pouvait susciter, simplement parce qu'il parlait bien français! Certains s'étaient persuadés que la quasi-totalité des musulmans de France suivaient Tariq Ramadan», se souvient Bernard Godard, longtemps «M. Islam» au ministère de l'Intérieur. En revanche, Omero Marongiu-Perria reconnaît le côté positif de cette commission, qui marque selon lui une avancée concernant la réflexion sur la place de l'islam en France. Mais dans sa thèse universitaire, il constate que «Laïcité et islam» a été perçue «comme un véritable pavé dans la mare par les partisans, au sein de la Ligue, d'un écartement de certaines personnes qu'ils considéraient comme des leaders charismatiques, avec Tariq Ramadan comme figure de proue».