Hannibal Lecter: le mystère James Fallon (1/3)

Le neurobiologiste James Fallon a voué sa carrière à l’étude des cerveaux des psychopathes. En commençant par le sien.

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James Fallon lors d'une conférence.© TEDx

James Fallon nous avait envoyé par e-mail une image satellite de l’Université d’Oslo. Au-dessus des bâtiments apparaissaient trois flèches rouges: la première indiquait le sens du défilé de la fête nationale, la deuxième l’entrée principale et la troisième l’emplacement de notre lieu de rencontre. La consigne ressemblait aux schémas publiés dans les journaux lorsqu’ils indiquent l’emplacement d’un tireur d’élite dans un défilé qui s’achève par un bain de sang: «La balle provenait de là.»

N’est-il pas anormal d’écrire: «Ici, notre position de visualisation depuis l’une des salles de l’Université»? Il y avait clairement quelque chose de pathologique dans ce message… Mais peut-être cette interprétation était-elle influencée par le fait que nous écrivions un article sur la psychopathie.

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Un portrait de James Fallon. © UCIrvine

C’est un sujet que James Fallon, professeur émérite de neurobiologie, maîtrise à la perfection. Il a analysé les cerveaux de personnes ayant commis des crimes horribles et constaté que certaines des zones des cerveaux en question étaient différentes de celles des cerveaux de personnes normales.

En 2005, Fallon a étudié les scans de cerveaux de membres de sa propre famille, et l’un d’entre eux a attiré son attention. Celui-ci semblait différent – il ressemblait précisément aux cerveaux des assassins que Fallon avait étudiés par le passé. Et ce cerveau, c’était le sien. Le neurobiologiste y a décelé des structures qui, selon sa théorie, font qu’une personne est un monstre.

Aujourd’hui, à 65 ans, Fallon a derrière lui une carrière académique brillante mais banale. Il a enseigné la neuro-anatomie à des milliers d’étudiants en médecine du campus Irvin de l’Université de Californie.

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Une IRM de la tête d'un patient. © Youtube

Le laboratoire de recherche de Fallon a conduit à la création de trois entreprises en biotechnologie, et ses recherches – entre autres celles portant sur la maladie de Parkinson et ses cellules souches – sont reconnues dans le monde de la recherche.

Fallon a une femme, trois enfants et vit à Irvine, en Californie. Il pourrait prendre sa retraite. Au lieu de cela, il voyage à travers le monde avec l’étiquette de «psychopathe» et commence à être célèbre pour cela.

Lorsque nous lui avons demandé un entretien, Fallon a répondu en suggérant qu’au lieu d’une conversation via Skype, on devrait organiser une rencontre «près de chez nous», en Norvège. Il participait à l’organisation de la conférence sur les droits de l’homme au Freedom Forum d’Oslo. Nous pourrions voir le défilé de la fête nationale norvégienne et prendre part au cocktail de l’Université. Pendant la journée, Fallon nous parlerait de la pathologie neurobiologique du mal.

Oslo, mai 2013. Le défilé traverse la ville durant des heures. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants marchent, des drapeaux à la main, en direction du palais royal. Tous ou presque, riches ou pauvres, sont vêtus du costume national norvégien. 

La fête nationale norvégienne est une manifestation publique d’une puissance tout à fait exceptionnelle. Les Norvégiens s’entendent pour dire que cet esprit est unique: sain et rassembleur, pas du tout le genre à conduire les gens à prendre les armes.

Le matin de la 199e fête nationale, James Fallon l’Américain porte non pas le costume national, mais une chemise de soie rose. Fallon se trouve sur les marches de l’entrée principale de l’Université: un homme d’une centaine de kilos, aux petites lunettes de vue, aux cheveux bruns et bouclés en bataille sur le crâne. Il boite.

«Enchanté», sourit-il en nous tendant la main. «Jim!»

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Le jour de la Constitution à Oslo. © Evelina Gustafsson

Il est accompagné de Reidun Torp, la célèbre chercheuse norvégienne spécialiste d’Alzheimer. Torp arbore pour sa part le costume national, sur lequel sont brodés des oiseaux et des fleurs incroyablement détaillés.

Fallon se montre enthousiaste et chaleureux. Il nous conduit à l’intérieur de la bibliothèque de droit de l’Université, où des gens attendent déjà que le buffet-cocktail soit servi. Des regards curieux. Des poignées de mains, des sourires, des rires. Fallon se sert le premier un verre de champagne, déplace une chaise devant la fenêtre – le meilleur endroit pour voir le défilé –, et s’assoit.

«Je voudrais d’abord vous expliquer pourquoi la psychopathie n’existe pas, déclare-t-il en se penchant vers notre microphone. Après, nous pourrons parler tranquillement de ce qu’est la psychopathie. Mais n’oubliez pas ce que je viens de vous dire.»

Et nous ne l’avons pas oublié!

«Quand une personne appelle “psychopathe” une autre personne, elle dit vraisemblablement n’importe quoi, insiste Fallon. Et le problème du psychiatre, c’est que ses diagnostics sont radicaux. Soit le patient a un trouble de la personnalité, soit il n’en a pas. En réalité, il y a un peu de tout en chacun de nous.»

La recherche en neurologie n’était-elle pas en train de résoudre ces problèmes? «J’ai peur que cela complique tout. La loi, la politique sociale, l’industrie pharmaceutique et les gens ordinaires ont besoin d’explications manichéennes. Oui ou non? Coupable ou non-coupable? La plupart des gens veulent entendre le médecin dire s’ils ont le cancer ou non. Mais nous sommes tous un peu cancéreux! Avant d’ajouter: nous sommes tous un peu psychopathes». Pour une raison ou pour une autre, l’idée était plaisante.

Sous la fenêtre, des enfants défilent avec la troupe des percussionnistes. Dès lors, toutes les six ou sept minutes, la musique interrompt le discours de Fallon. Des gens commencent à entourer l’invité américain. Bientôt, un groupe de chercheurs en neurologie, des spécialistes d’Alzheimer et des experts en droit, curieux et enthousiastes, sont à l’écoute.

«C’est à partir du quatrième verre que je donne les meilleures interviews», promet Fallon. Eclats de rire dans l’assistance.

«Vous connaissez la blague du test du psychopathe? Ça donne cela: une femme vient de perdre sa sœur. A l’enterrement, elle rencontre un beau brun ténébreux. Coup de foudre. Cette fois, c’est le bon! Hélas, l’homme disparaît avant qu’ils n’aient pu échanger leurs coordonnées. La femme est dévastée par la tristesse et deux mois plus tard, elle assassine sa deuxième sœur…»

A ce moment-là, Fallon pose une question à son audience: «pourquoi la femme a-t-elle agi-elle ainsi? C’est parce qu’elle pense qu’un inconnu qui était présent à l’enterrement de sa première sœur sera probablement présent à l’enterrement de sa deuxième sœur. Si vous l’aviez deviné, vous êtes un psychopathe.»

Lors de ce voyage en Norvège, nous avons donc découvert que des psychopathes sont parmi nous. Et qu’au moins la moitié de nos amis le sont.

Il existe évidemment un véritable test à partir duquel on détecte la psychopathie chez un individu. Le test développé par le psychologue et criminologue canadien Robert D. Hare dans les années 1970 est connu aujourd’hui sous le nom de PCL-R (Psychopathy Checklist-Revised) et utilisé dans les prisons du monde entier.

Deux experts pratiquent le test. L’un sonde l’individu pendant que l’autre fait des recherches dans son dossier criminel. Ensuite, les sondeurs passent en revue une liste d’environ vingt symptômes qui contiennent des caractéristiques telles que «charme superficiel», «mensonge pathologique», «incapacité à admettre ses regrets et sa culpabilité», «plusieurs mariages de courte durée» et «diversité des crimes commis».

Pour chaque symptôme, il y a une échelle de zéro à deux points. Le psychopathe parfait obtiendra quarante points, mais ces cas sont rares. Vingt points équivalent à une psychopathie grave. Les psychopathes ayant plus de trente points sont considérés comme tellement dangereux qu’on ne les laisse pas sortir de prison.

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Robert Hare, psychologue et criminologue canadien. ©  Stuart McCall

Environ un tiers des auteurs de crimes «moraux» sont des psychopathes. Personne n’a véritablement fait de recherches sur leur nombre au sein de la population. Environ 1%, estiment les chercheurs. Tous ne sont cependant pas violents et une partie d’entre eux s’accommode très bien de leur vie. On les appelle les psychopathes «prosociaux», et c’est ce que James Fallon affirme être. Ils obtiennent en général entre 15 et 25 points au test PCL-R.

Dans le milieu carcéral où il exerce, Robert Hare a rencontré des personnes froides et manipulatrices qui poussaient les autres prisonniers à accomplir des actes dangereux. Très souvent, ils récidivaient dès leur sortie de prison. Hare a remarqué que ces prisonniers ne réagissaient pas aux images de mort et de souffrance de la même façon que les autres personnes. Il leur manquait les réactions primaires liées à la vue du sang.

Les résultats des tests de comportement ont mené Hare à conclure que les raisons de la psychopathie se trouvaient dans le cerveau. Mais le monde n’était alors pas encore très réceptif à l’idée du mal inné. On avait pris l’habitude de faire endosser la responsabilité des troubles du comportement à l’environnement éducatif – en particulier aux mères.

En outre, le mot psychopathie souffrait d’inflation négative: il voulait dire un peu n’importe quoi. Par exemple, dans Psychose d’Alfred Hitchcock, le personnage de Norman Bates, introverti et agitant son couteau, est loin du psychopathe que l’on décrit aujourd’hui dans les sphères de la recherche. Le diagnostic de Bates aurait vraisemblablement été celui d’un trouble d’identité dissociatif: dans sa tête, trois personnalités cohabitent.

Dans les années 1960, la psychopathie fut supprimée du classement des maladies en Finlande et aux Etats-Unis. On ne parle plus de diagnostic, mais d’outil des psychologues-criminologues avec lequel on évalue les risques de récidive de crimes violents.

Hare, à présent quasi-octogénaire, continue énergiquement à faire le tour du monde pour apprendre aux gens à reconnaître un psychopathe. Il a une nouvelle théorie selon laquelle les psychopathes prosociaux se dirigent souvent vers l’entrepreneuriat, avec talent. C’est pourquoi il est invité à parler non seulement dans les prisons, mais aussi dans les grandes entreprises et les écoles.

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Neuro-imagerie fonctionnelle. © Social Brain & Cognition Lab

Les questions auxquelles le vieux psychologue-criminologue doit répondre sont vastes: qu’est-ce que le mal? Quelle part de notre comportement est déterminée par la biologie? Qu’est-ce qui se trame concrètement dans la tête d’un tueur?

Pendant le cocktail à la bibliothèque de droit, un cerveau en particulier intéresse tout le monde: celui de James Fallon. Il est entouré d’un groupe de chercheurs enthousiasmés. On lui offre des cartes de visite, on se bouscule pour paraître à ses côtés sur les photos de groupe.

La chercheuse norvégienne en neurologie Ira Haraldsen, en pleine étude sur un groupe de criminels violents incarcérés, le sollicite: Fallon voulait-il bien jeter un coup d’œil aux photos?

Un membre d’une ONG propose à Fallon d’étudier les enfants-soldats, venus de n’importe quel pays. «Sierra Leone? Liberia? Que voulez-vous?»

Les gens se sentent ainsi obligés de donner quelque chose d’eux à ce sympathique psychopathe. Nous aurions préféré poursuivre l’entretien, mais c’était difficile au regard du comportement des gens qui se pressaient autour de Fallon.

Dans la pièce, la célèbre violoniste coréenne-norvégienne Soon-Mi Chung apparait, un verre de vin dans une main, un violon dans l’autre. «J’attendais ce moment», déclare la violoniste, qui admire Fallon. Viendrait-il ce soir à la fête du personnel universitaire? Peut-être, après tout!

Fallon nous fait part de ses désirs du moment: aller à  l’hippodrome d’Øvrevoll, où la journée se poursuivra en bonne compagnie. Visiblement, les courses de chevaux sont un passe-temps que partagent les meilleurs neurologues du monde.

Avec nous vient «TP», l’ami norvégien de Fallon, vendeur d’art et de chevaux, parti on ne sait où dans sa décapotable.

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Les rues d'Oslo. © Chris Yunker

L’hippodrome se trouve à l’ouest de la ville. Pourquoi ne pas prendre la décapotable de «TP»? Sauf que personne ne sait où est «TP», et personne ne peut le joindre, car personne n’a son numéro de téléphone. Fallon propose alors que nous prenions le métro jusqu’à l’extérieur de la ville.

Dans la cour de l’Université, cela fait déjà trois heures que dure le défilé de la fête nationale. Fallon traverse la foule en boitant. Il raconte avoir foulé sa jambe plus tôt dans la semaine, dans une boîte de nuit à Oslo, alors qu’il se levait pour aller chercher à boire à « la femme trentenaire superintelligente» du champion d’échecs Garry Kasparov.

«Je pourrais même dire que c’est un accident de sport», plaisante-t-il.

Dans l’après-midi, l’hippodrome d’Øvrevoll est encore calme. On ne peut pas manquer «TP», même si on ne voit pas sa célèbre décapotable. Cet homme de grande taille porte un costume violet avec des pois bleu myosotis, aux manches ornées de ses initiales, ainsi qu’un chapeau et une cravate sur laquelle sont dessinés des joueurs de polo. Son allure est aussi séduisante qu’imposante.

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Une course à l’hippodrome d’Øvrevolli. © Leif Harboe

«TP» est accompagné de Kenneth, le couturier indien pour hommes. Kenneth est un végétarien à la voix douce, qui nous dit que son travail est était de confectionner des costumes pour les hommes les plus riches du monde.

C’est le moment de commander du champagne. «Cet homme-là étudie les psychopathes et les assassins, dit «TP» au serveur. Faites attention!»

Le serveur s’éclipse tout en gloussant, mais «TP», comme un habitué, s’immisce derrière le comptoir du bar et remplit son verre. Puis il va installer un point de pari officieux sur la terrasse, à l’ombre. Avec Fallon, nous nous asseyons à la table voisine, côté soleil. Il trinque et commençe à nous parler de son enfance.

«La plupart des psychopathes naissent psychopathes», explique Fallon, mais il est lui-même une exception. Quand il était enfant, il était bien trop consciencieux et méticuleux. A l’adolescence, sa gentillesse atteignit un niveau légèrement suspect. Il se lavait les mains à longueur de temps et ramassait sur le chemin de l’école les déchets qu’il trouvait sur le sol à vingt mètres à la ronde.

Fallon allait à l’église tous les jours et avouait des péchés qu’il inventait. Il était oppressé par une culpabilité que rien ne venait pourtant provoquer. A 14 ans, Fallon fut élu garçon catholique de l’année de l’Etat de New York. A 17 ans, il commença à avoir des crises de panique. A 21 ans, il se maria avec une fille qu’il avait rencontrée à l’âge de 12 ans.

Le cerveau d’une personne d’une vingtaine d’années subit des transformations profondes. C’est à ce moment-là que trois schizophrènes sur quatre déclarent leur maladie.

Fallon pensait lui-même que si on avait regardé son cerveau à l’adolescence, on aurait vu un lobe frontal en hyperactivité. Les troubles obsessionnels compulsifs naissent lorsque les parties du cerveau qui dirigent le contrôle de soi et la responsabilité sont en surchauffe.

Ce qui est tout à fait ordinaire quand on est jeune. Les zones qui traitent les sentiments et le sens moral mûrissent avant la réflexion logique. Quand Fallon eut 20 ans, tout fut bouleversé. Les zones qui étaient en suractivité dans son cerveau s’éteignirent et il devint le contraire de ce qu’il était: insensible, sans morale et rusé.

Naquit alors le personnage principal de son histoire: un psychopathe sociable dont les radiographies du cerveau sont sombres. Fallon le comprit bien plus tard, en 2005.

Le psychiatre Daniel Amen lui demanda d’analyser des radiographies du cerveau d’environ cinquante meurtriers et de dire s’il y avait une différence entre les tueurs impulsifs et les psychopathes. Fallon estima à l’aveugle les radiographies envoyées par Amen et réussit à distinguer les psychopathes du groupe des tueurs impulsifs. Bingo! C’était pour lui une énorme surprise.

La même année, Fallon fit des radiographies des cerveaux de membres de sa famille pour une recherche sur Alzheimer. L’une d’elles semblait s’être retrouvée dans le mauvais tas. Au milieu du cerveau, on pouvait voir une étrange zone sombre. Selon l’expérience de Fallon, cela ne pouvait ressembler qu’à ce qui s’observait dans le cerveau d’un assassin sans scrupule.

Fallon fit remarquer l’erreur au secrétaire, qui lui assura que les radiographies n’avaient pas pu se mélanger. Une querelle naquit, à laquelle on mit fin en recherchant à quel nom correspondait le matricule. Le cerveau sombre n’était autre que celui de Fallon.

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Une IRM du cerveau. © Jon Olav Eikenes

Le 18 septembre 1848, une bande de jeunes fit exploser un rocher sur un chantier de chemin de fer dans le Vermont, aux Etats-Unis. Le chef de la bande, Phineas Gage, âgé de 25 ans, enfonça une barre de fer, au bout de laquelle était accroché un explosif, dans un trou déjà creusé dans le rocher.

Peut-être était-il fatigué ou distrait, car il se mit à l’enfoncer avant que son camarade n’eût eu le temps de remplir le trou de sable pour couvrir l’explosif. Le fer fit des étincelles, la bombe explosa et la barre fut violemment projetée dans l’air. Son extrémité pointue transperça la joue de Gage et ressortit du sommet de son crâne. La barre s’envola à dix mètres de haut et lorsque ses camarades la retrouvèrent, elle était couverte de tissus nerveux couleur de bouillie.

Ce fait divers dramatique est vite devenu célèbre pour deux raisons. Tout d’abord, Gage ne mourut pas, bien qu’une partie de son cerveau eût survolé le chantier du chemin de fer! Grâce à ce miracle, il fut invité à des foires pour exhiber le trou béant dans son crâne qui ne put jamais vraiment cicatriser.

Mais plus intéressant encore a été la façon dont Phineas Gage avait changé. «C’est comme si l’équilibre entre son intelligence et ses propriétés animales avait été dérangé», écrivit en 1868 (dans le journal Massachussetts Medical Society) le docteur John Martyn Harlow, qui avait pris en charge Gage. Sa femme et ses amis se plaignirent que cet homme, autrefois si jovial, «n’était plus Gage».

Gage jurait et criait de rage. Il planifiait les projets les plus fous et les abandonnait aussitôt. Il devint un brillant conteur d’histoires et un menteur habile.

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Phineas P. Gage (1823–1860). © DR

«Son intelligence et son comportement sont enfantins, mais il a les passions animales d’un homme viril», écrivit Harlow. Le médecin prit soin de ne pas vérifier de quel genre de passions il s’agissait, mais d’après ce qu’on racontait à l’époque, outre les femmes, Gage était attiré par les enfants.

La barre de fer avait transpercé le côté gauche du cortex préfrontal de Gage. C’est une zone où, selon les connaissances actuelles, a lieu l’activité cognitive la plus complexe de toutes: le contrôle de soi dans les situations sociales, l’expression de sa propre personnalité, la planification d’activités et la prise de décisions.

Au milieu du XIXe siècle, cette connaissance était tout juste une intuition, endormie dans le lobe frontal de nombreux médecins. La phrénologie, qui avait connu une période de gloire, n’était plus à la mode et quelques médecins commençaient seulement à s’intéresser à ce qui se trouvait dans la boîte crânienne.

Le Français Paul Broca découvrit en 1865 la zone du langage. A la même époque, l’Ecossais John Hughlings-Jackson localisa les fonctionnalités les plus importantes du cerveau dans le cortex préfrontal, autrement dit tout juste dans la zone du cerveau de Gage que la barre de fer avait transpercé.

Le collègue de Hughlings-Jackson, David Ferrier, avait depuis longtemps observé dans son laboratoire des cortex préfrontaux de singes, mais il avait à présent sous la main le plus dramatique des exemples humains. Ferrier utilisa le cas de Gage pour prouver que le handicap du cortex préfrontal pouvait entraîner des changements de la personnalité, bien que l’activité du cerveau soit restée la même. Ce cours devint célèbre dans le monde entier. L’ère de l’étude du cerveau venait de débuter.

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L'opéra d'Oslo de nuit, 2011. © Daniel Foster

Traduit du finnois par Hind Bendaace et Aleksi Moine pour ulyces.co d’après l’article «Pimeyden ydin», paru dans Long Play.