Un tir claque. Les chiens pouilleux aboient. Il court. Il ne sait même pas ce qu’il a fait. C’est la première fois qu’il se sert d’une arme. Il ne sait pas s’il l’a touché. Il n’a tiré qu’une fois. Il court dans le dédale nocturne des ruelles de sa favela. Il s’arrête, reprend son souffle. La panique l’envahit, remonte. Des picotements lui chauffent les tripes. Et s’il l’avait loupé? Ce salaud de Boca Nua l’emmerdait depuis des semaines. Tous les jours il venait lui bouffer ses glaces qu’il galérait à vendre. Jamais il n’a payé. La fois où il lui a détruit son chariot a été la fois de trop. Il en a pleuré de rage. Il a économisé un peu et s’est payé un flingue. Rien de plus facile dans la favela du Detran, l’une des plus dangereuses de la ville de Recife.
Et puis, il l’a attendu. Il n’avait même pas essayé le pistolet avant, l’un de ces 38 pourris qui inondent le marché clandestin brésilien. Dans les quartiers chauds, on lui a même dédié un proverbe: «La journée, c’est 30° C, quand la nuit vient, c’est le 38 qui chauffe.» Mais lui ne sait rien de tout ça. Il en a juste marre de se faire voler alors que toute sa famille marne et trime. Quand il voit Boca Nua se pointer dans la ruelle, il n’hésite pas. Il tire. Une fois. Au petit matin, sa mère qui se rend au marché voit un corps de plus dans le quartier. Elle ne sait pas que c’est son fils l’assassin. Elle ne sait pas non plus que ce corps n’est que le premier d’une longue liste. Helinho a 14 ans. Huit ans plus tard, il se souviendra de 65 victimes, mais seulement du nom de 45 d’entre elles. Helinho est le justicier le plus sanglant qu’ait connu le pays. Il a tué beaucoup et vite. Toujours des almas sebosas, selon le jargon nordestino des habitants du nord-est du pays, des âmes possédées par le diable. De celles dont les porteurs ne méritent pas d’être sur terre.
Pour lui, son combat est juste. S’il ne fait pas la sale besogne, qui va la faire? Pas la police en tout cas. Sous-payés et corrompus, les flics ne s’occupent pas des banlieusards. On est en 1998 et Recife est l’une des pires villes du monde pour vivre. Sa banlieue est un cauchemar. A Camaragibe, où Helinho a déménagé après son premier meurtre, c’est au minimum huit morts les week-ends calmes. Aujourd’hui, le quartier semble tranquille. En périphérie de la banlieue, Vale das pedreiras et Jardim da primevera sont loin de tout. En grimpant en haut de la colline, on aperçoit à l’horizon les tours de luxe où se barricade la population aisée de la grande ville. Devant, la mangrove est perforée par les artères routières qui alimentent le chaos urbain de Recife. Il faut prendre un bus pour se rendre au centre de Camaragibe puis embarquer dans le tout nouveau bus rapide qui déverse son flot de banlieusards au centre-ville. Grâce à ce véhicule, on peut être en 30 minutes en ville avec un trafic fluide, ce qui évidemment n’arrive jamais dans une cité qui concentre le plus grand nombre d’embouteillages du Brésil.
Dans ce bout de campagne, le vert a repris ses droits. Le chaos urbain grisâtre de Recife laisse place à un paysage tranquille où les pavés et la terre se disputent l’espace des ruelles défoncées. La végétation s’impose sur toute surface que l’homme a négligée. A l’heure du déjeuner, rien ne bouge. Les alcooliques locaux sont déjà en position depuis un bout de temps dans les trois bars du quartier. Les rares commerces sont vides. Il n’y a que les bus pour venir perturber la tranquillité des gens qui regardent leur télé. D’ailleurs la principale activité du moment semble être d’attendre le bus. Quand il en passe un, il déverse son petit cortège d’écoliers affamés, bien contents de n’étudier que le matin. Ils se saluent, se frappent un peu, histoire de pourrir leur tee-shirt aux couleurs de l’école, et se précipitent chez eux. Rapidement, la rue retrouve sa quiétude. Dans les maisons aux fenêtres grillagées, les derniers arrivés mangent en vitesse. Entre la porte d’entrée et la véranda, un petit vieux se balance sur une chaise, encerclé par des grilles. Tous ont construit leurs petites prisons individuelles pour se protéger du monde extérieur.
En 15 ans, peu de choses ont changé. Ici, on ne fait rien. Il y a des décennies, c’était l’une des principales villes ouvrières du pays. Et puis les fils se sont multipliés, puis les petits-fils… Le boulot, lui, avait plutôt tendance à se raréfier. Livrés à eux-mêmes en périphérie de la ville, les jeunes se massacrent avec engouement. Une dette de drogue, un excès d’alcool, un regard trop appuyé vers la petite-amie, la sœur ou même la cousine suffisent… Les motifs ne manquent pas.
C’est au milieu de tout ça qu’Helinho grandit. Entre un père alcoolo, qui n’a pas manqué de lui filer quelques trempes sévères avant de disparaître, et une mère qui n’a pas tardé à prendre le relais. Entre deux baffes et un coup de poêle, il ne reste plus beaucoup de place pour les sentiments. Mais Helinho fait son chemin en silence. Petit, fluet et discret, on ne le remarque pas. «Je ne faisais rien avant d’être justicier, je restais dans ma chambre à ruminer», a-t-il déclaré après son arrestation dans une interview donnée à un journal local. Tellement discret que personne n’a remarqué qu’il avait tué Boca Nua. Et puis en 1995, le Petit Prince est apparu. La rage au cœur, celle-là même qui lentement a grandi, jusqu’à «en faire un extrémiste, pareil aux musulmans qui se font sauter. Avant de tuer des innocents, il y a un facteur qui déclenche tout le processus de radicalisation. Un besoin de justice», explique Paulo Caldas, l’un des réalisateurs du film O Rap do Pequeno Principe Contra as Almas Sebosas (Le rap du Petit Prince contre les âmes damnées), un documentaire réalisé peu de temps après l’arrestation d’Helinho.
Tuer ces âmes impures permet de nettoyer la communauté de ceux qui en font un cauchemar. Ceux qui volent, violent et tuent leurs voisins. Bercé depuis toujours par le discours vengeur de l’Eglise néo-pentecôtiste que sa mère lui régurgite, Helinho divise le monde entre bien et mal. Dans un univers ultraviolent, la loi du talion reste la plus efficace. En devenant justicier, il quitte l’église mais pas Dieu. «Quand j’allais le voir en prison, il avait toujours une bible à la main, psalmodiant un sermon ou un truc du genre», témoigne Garnizé, un musicien qui a grandi dans le même quartier. N’empêche qu’à partir du moment où il s’éloigne de l’église, il est «accompagné de huit démons qui ne le quitteront plus», raconte Helinho à une journaliste après son arrestation.
Pour autant, Marcelo Luna, l’autre réalisateur du film, assure que «c’est quelqu’un de très sensé. Il n’est allé que jusqu’au CM2 mais il est intelligent et très rationnel.» Pas du tout le genre de jobard mystique. Reste que dans le Nordeste, la religion, les légendes et autres histoires ne sont jamais bien loin. Helinho s’est vaguement intéressé à la magie noire à un moment. Il en ressort ce discours métissé de désirs de vengeance, foi évangéliste et magie noire, comme seuls sont capables de le faire les Brésiliens. Ce qui l’a fait basculer, c’est l’assassinat de trop. Celui de l’un de ses beaux-frères exécuté devant toute sa famille pour un vélo. C’est là que la rage explose. Le besoin de tuer revient. Helinho ressort son vieux 38 et entame sa vengeance. Elle ne tarde pas. Le premier tombe. Au début, il semble s’en contenter. Mais il en parle. Alors on sait. Et derrière un mort, il y a toujours des vivants prêts à le venger. Helinho n’a pas envie de crever et dégaine une nouvelle fois son 38. Un deuxième tombe. Pour celui-là, il y met la forme. A genoux, un flingue sur le front, le deuxième se met à prier. Les bras écartés, le regard livide, il balance les noms de ses complices. Ça ne lui évite pas une balle en pleine tête. Les autres ne l’évitent pas non plus. Helinho est rapide.
Lors de son arrestation, il déclara à un journal local qu’il «appréciait particulièrement de tirer dans la tête, par souci d’efficacité». Mais la majorité de ses victimes a reçu une balle dans le dos, explique-t-il ensuite: «Pas par lâcheté, mais parce qu’elles fuyaient en me voyant.» De toute façon, il finissait toujours le boulot d’une balle en pleine tête. On n’échappe pas au Petit Prince.
Pour Garnizé, qui a grandi à ses côtés, «se servir d’une arme n’a rien de sorcier, dans la favela, on grandit au milieu des canons». L’instinct fait le reste et Helinho est doué. Mais, à chaque victime, le nombre des ennemis grandit. Aucun ne fait le poids, la liste s’allonge. Entre-temps, Helinho s’est entouré d’un groupe de justiciers, os vingadores (les vengeurs). Huit gaillards dont quatre pistoleiros (hommes armés) qui se réunissent régulièrement pour décider qui sera le prochain à mourir. A ce moment-là, on échange aussi quelques trucs pour améliorer ses tirs. Dans le tas, il y en a un qui a fait l’armée, il donne de bons conseils. Les autres sont juste des gamins qui suivent leurs potes. Animés en partie par la frustration de ne pas pouvoir se payer les baskets des trafiquants en restant du «bon côté». Mais surtout, attirés par le prestige d’être un justicier, comme des policiers sans uniformes. «Une police du Nordeste, violente, cruelle, mais juste et efficace, explique Garnizé. Dans le Nordeste, la figure du héros c’est le cangaçeiro, un peu bandit, un peu Robin des Bois. Beaucoup de légendes circulent autour de ces types qui ont réellement existé jusqu’à la fin des années 50. Peu importe ce qu’ils ont fait à la limite, ils représentent encore de nos jours la justice contre les coronels, ces types qui imposaient leur loi sur un territoire. L’idée de faire justice soi-même est restée. Avec les vingadores, la logique était la même aux yeux des habitants. C’était des héros qui luttaient contre l’injustice. Peu importe les moyens.»