New York, 1977. Les rames de métro des lignes 2, 3 et 5 affichent chaque jour des fresques bigarrées signées Stay High 149, Julio 204, Lee 163rd, Junio 161, Taki 183. Qui sont ces types? Des artistes? Certainement pas! Plutôt des «lâches instables», d’après le maire John Lindsay alors soucieux de sa réélection. Au bord de la ruine, lâchée par l’administration Ford sur le mode drop dead (va crever), Big Apple est devenue «la métaphore de ce qui pourrait ressembler aux derniers jours de la civilisation américaine», selon l’éditorialiste du New York Times Vincent Carnby. Infrastructures déglinguées; transports publics indigents; prostitution sur Times Square; héroïne régnant en maître dans les immeubles abandonnés des quartiers sud, peuplés de délinquants et de dealers armés. S’aventurer la nuit dans Alphabet City, c’est faire le choix d’une mort certaine: Avenue A: You’re attacked. B: Beaten. C: Cutten. D: You’re dead. En somme, le verso glaçant de la «Nouvelle Frontière» autrefois promise par John Kennedy.
Ce qu’il se passe dans les boroughs (arrondissements) situés au nord de Manhattan? Personne ne le sait. Mais chacun le pressent: un truc neuf est en train de s’y jouer. Les fresques et graffitis qui recouvrent les wagons de la Metropolitan Transportation Authority (MTA) en sont le signe avant-coureur. Mais doit-on le redouter? Car la peur, on connaît à New York. Durant ces années, elle demeure omniprésente et pas seulement dans les esprits. Elle est devenue visible, régissant le pouls même de cette Gotham. Tandis que le «Fils de Sam», un psychopathe auteur de six meurtres, est toujours en cavale, la peur s’insinue et se devine partout, en permanence. «Derrière tous ces magasins qui ferment plus tôt, parce que les rues sont devenues sinistres et que les clients ne s’y baladent plus après le dîner pour aller chercher les journaux du soir et des cornets de glace», écrivait David Burnham, journaliste du New York Times.
Alors, comment envisager l’essor exponentiel de ces graffitis? Comme «l’éclosion d’un sens inédit du style, de l’échelle et de la solidarité», devine l’essayiste américain Richard Goldstein? Ou comme le brandit Monsieur le maire Lindsay, l’annonce d’un «terrorisme naissant»? Et ce dernier de tenter de rassurer son électorat en poussant la MTA à créer un escadron «anti-graffiti» et à publier un «profil du délinquant ordinaire»:
Sexe: masculin.
Race: Noir, Portoricain (dans cet ordre).
Age: variable, principalement de 13 à 16 ans.
Vêtements: porte un paquet ou un sac en papier, manteau long par temps froid.
Profession: collégien, lycéen (de famille économiquement faible)…
C’est à cette époque qu’Henry Chalfant, un photographe originaire de Pennsylvanie fraîchement installé à Manhattan, découvre les trains tagués par Taki, Dondi ou Slade. Fasciné par ce que le graffeur Fab Five Freddy qualifiera plus tard de «véritables MoMA sur roues», il se plonge dans l’histoire du graffiti aux Etats-Unis. Et que découvre-t-il? Que ce courant d’expression artistique s’est d’abord épanoui à Philadelphie en 1968 où ses tenants inaugurent un mode d’«une publicité pour soi-même», selon la formule de Norman Mailer. Chalfant enquête. Surtout il photographie au quotidien les rames du métro new-yorkais. Mais bientôt cela ne lui suffit plus. Il veut comprendre ce qu’il se passe à la source même de ce phénomène, là-haut, dans le South Bronx – un territoire réputé parmi les plus dangereux des Etats-Unis. Le récit qui suit, le photographe rencontré dans son studio encombré du West Village le rapporte avec douceur, s’étonnant qu’on le tienne pour une figure clé dans l’émergence d’une sous-culture urbaine originale: «Je n’accorde pas trop d’importance à ce que j’ai réalisé, dit-il. Les kids, c’était eux les véritables héros. Moi, je me suis contenté de documenter ce qu’ils faisaient.»
Henry Chalfant raconte: «Vers 1978, j’avais déjà constitué une solide collection de photos de trains graffités. Ces clichés, c’était mon passeport pour pénétrer le monde de leurs auteurs. Quand j’ai finalement rencontré les premiers d’entre eux, non seulement ils ont apprécié ce que j’avais fait, mais ils ont aussi compris qu’ils pouvaient tirer profit de mon travail. La plupart des fresques qu’ils avaient peintes deux ans auparavant n’existaient plus. Toutes avaient été effacées par la MTA ou recouvertes par d’autres graffeurs. Mes photos constituaient souvent la seule trace de leurs œuvres. Pour ma part, voir ces jeunes gens, en majorité âgés de quatorze ou seize ans, réaliser ces fresques illégalement, les savoir poursuivis par la police pour cela, les voir s’en sortir, sembler même gagner tant les graffitis paraissaient littéralement envahir New York à cette époque, c’était quelque chose de très excitant à observer. De plus, je me reconnaissais parfaitement dans leur motivation et leurs gestes. J’ai donc pris leur parti dans cette bataille. Car il s’agissait véritablement d’une guerre qui les opposait aux autorités new-yorkaises. Quand je me suis rendu dans le South Bronx, j’y ai découvert un désastre urbain d’une ampleur qu’aucun résident de Manhattan ne pouvait soupçonner…» Une catastrophe humaine, économique et sanitaire dont l’origine remontait à la politique de modernisation menée à Big Apple un demi-siècle plus tôt.
1929. La New York Regional Plan Association lance un vaste projet afin de transformer Manhattan en centre d’affaires huppé, relié aux banlieues par un ambitieux réseau autoroutier. Le projet est paralysé quelques années par la Grande Dépression jusqu’à ce que l’urbaniste Robert Moses, probablement l’un des plus puissants de l’histoire des Etats-Unis, parvienne à le relancer au milieu des années 1930. Vingt ans plus tard, Moses inaugure la construction de la Cross-Bronx Expressway, un tronçon de onze kilomètres qui permet de rallier les banlieues du New Jersey en passant par le nord de Manhattan, puis le Queens en quinze minutes. En quelques mois, au nom du progrès et du «tout automobile», 60’000 personnes sont arrachées à leur quartier. Ceux qui possèdent quelques ressources s’exilent à Brooklyn. Les plus pauvres, essentiellement des familles afro-américaines et portoricaines, sont relogés dans des projects (barres HLM) construits à la va-vite au cœur du South Bronx.
Tout autour: un environnement déprimé où l’activité industrielle s’est effondrée: usines et manufactures frappées par la récession et désormais bouclées. Au début des années 1970, un demi-million d’emplois se sont envolés et le revenu moyen par habitant a chuté à moins de 2’500 dollars annuels (soit bien en deçà de la moyenne new-yorkaise estimée à 3’500 dollars). L’opinion publique pousse le maire de New York à intervenir. Rénover ces quartiers? Pas question. Ils sont devenus «irrécupérables au-delà de toute possibilité de reconstruction, de bricolage et de restauration», jure Robert Moses! Les autorités envisagent alors l’évacuation des taudis. Mais les résidents refusent de partir tant qu’ils n’auront pas la garantie d’être relogés. Reste à savoir où. La ville n’a plus le sou! On encourage alors les promoteurs à incendier des quartiers entiers. Hier, les mêmes s’étaient enrichis en louant des appartements indigents et en détournant les taxes foncières. A présent, pour un project calciné, une prime à l’assurance de 150’000 dollars leur est immédiatement versée. De plus, aucun risque que les pompiers viennent contrarier leurs plans. Dans le cadre d’une politique de diminution des coûts qui a entrainé une réduction drastique des services et des aides sociales accordés aux quartiers déshérités, sept compagnies de sapeurs du Bronx ont été fermées. En 1973, le South Bronx recense ainsi 30’000 incendies et 43’000 logements dévastés. Dès lors, le borough n’est plus à proprement parler un point géographique, mais un paysage en ruines où survivent un million de personnes quotidiennement confrontées à une guerre des gangs.
Lorsqu’il se risque pour la première fois dans le South Bronx, Henry Chalfant ne sait rien des gangs. L’accueil est brutal. «T’es quoi? Un flic? Un correction officer?» Pudique, le photographe n’en dit pas davantage sur ses premiers pas «là-haut». Il préfère s’attarder sur l’étrange pouvoir de séduction qui émanait de ces quartiers: «Plus je suis devenu familier de ces lieux, plus j’ai compris que le crime n’était qu’un détail infime de ce qu’il s’y passait. Il était essentiellement question ici de groupes de gens qui se battaient pour leur survie afin de poursuivre des vies normales. Pour peu que vous puissiez qualifier de normal le fait de devoir déménager trois ou quatre fois en l’espace de dix ans, car l’immeuble dans lequel vous vivez a été incendié. Et que vous êtes forcés de vous installer dans un autre immeuble, qui à son tour… C’était donc à la fois normal et étrange.» Comme il était normal que chaque block (pâté de maisons) de cette partie du Bronx soit quotidiennement soumis au contrôle de jeunes délinquants…
Ce sont les Young Lords, Black Spade, Chingalings, Savage Nomads, Javelins, Black Falcons ou Turbans. Peacemakers, Mongols, Bachelors, Roman Kings, Seven Immortals ou Dirty Dozens. Les Mau Maus, Black Disciples, Blackstone Rangers, Ghetto Warriors, Brothers & Sisters ou Latin Aces… D’entre tous, les Savage Skulls sont les plus redoutés. Les Ghetto Brothers, les plus respectés. Pas ou peu de Blancs parmi ces bandes majoritairement formées d’adolescents portoricains et afro-américains. Et ces enfants de la crise, grandis dans les poches miséreuses de l’Amérique, sont résolus à défendre leur territoire souvent réduit à quelques blocks – si besoin, par la force.
En 1978, les gangs abandonnent progressivement la violence pour s’impliquer dans la vie de leurs quartiers, les nettoyant des dealers et des junkies ou intervenant pour résoudre les conflits entre voisins; ils n’en demeurent pas moins lourdement armés et peu enclins à supporter la présence des policiers. Ainsi, les légendes contant des batailles rangées menées entre escouades du NYPD et les Savage Skulls ou les ’Brothers sont nombreuses. Combien de contrôles d’identité dégénèrent en émeute, voyant les flics se faire rosser et s’enfuir, pour ensuite revenir accompagnés de renforts finalement repoussés à coups de cocktails Molotov ou de tirs embusqués? Sans parler de la bataille que se livrèrent le NYPD et les gangs à «Fort Apache», le 41e district de la police de New York dans le Bronx… L’épisode fit aussitôt la une des quotidiens new-yorkais, contribuant à renforcer la crainte qu’entretient Manhattan à l’encontre de ses ghettos. A peine plus tard paraît le film Assault on Precinct 13 de John Carpenter (1976). Sa scène d’ouverture met en garde: «Les gangs de jeunes […] sont constitués de telle façon que nous n’avons aucune prise sur eux.» Et pour cause: au même moment, les gangs du Bronx s’organisent en coalition.
Lassés de ces luttes sanglantes pour des territoires, ’Brothers, Black Spade ou Turbansdécident de jouer l’apaisement et signent un programme commun où chaque clan s’engage «à maintenir la paix entre tous les gangs et une unité puissante». Rapidement informée, la FIAG (Force d’intervention antigang de jeunes dans le Bronx), une antenne de la police new-yorkaise, leur déclare la guerre illico: «On a 30’000 flics. On est le plus gros gang de la ville. Vous allez perdre!» Mais c’est du bluff. Et tout le monde le sait. La totalité des effectifs policiers de la ville ne dépasse pas l’armée qu’une coalition des gangs est capable de lever entre les boroughs, le New Jersey et jusqu’au Connecticut. On parle de 50 à 60’000 hommes! Alors si ces gars s’entendent pour fondre tous ensemble sur Manhattan, c’est l’Amérique tout entière qui a de sérieuses raisons de trembler…
Mais la guerre n’aura pas lieu. En effet, alors que paraît le film The Warriors (Les Guerriers de la nuit, Walter Hill, 1979) dont la bande-annonce reprend à son compte la crainte d’une rafle des gangs sur downtown («Ce sont les armées de la nuit. Elles comptent plus de 100’000 hommes. Cinq fois plus que les flics. Elles pourraient prendre New York»), les membres des Spade et des ’Skulls se rangent. Plus question pour eux de s’entretuer comme autrefois. Mais ce n’est pas pour autant une raison d’abandonner leur quartier aux bandes rivales. Question de fierté, de territoire. De business aussi. Car désormais, c’est l’organisation de fêtes qui occupe les Young Lords et les ’Brothers. Et cela, plus précisément, depuis que Kool Herc, un jeune DJ d’origine jamaïcaine ayant grandi dans le Bronx, a revitalisé les nuits du borough.
On est en 1979. A Chicago, les DJs Steve Dahl et Garry Meler enterrent le disco en organisant au Comiskey Park un autodafé durant lequel des vinyles estampillés Philadelphia International ou Prelude Records sont carbonisés par palettes entières. Relayé par l’ensemble de la presse conservatrice et soutenu activement par des groupes chrétiens, le mouvement Disco Demolition intimide les majors jusqu’à finalement précipiter le déclin du genre après une ultime (splendide) moisson: Donna Summer, Risco Connection, First Choice ou Michael Jackson et son Off the Wall.
Alors qu’à Manhattan les clubbers se lamentent de voir disparaître la B.O. de leurs nuits, depuis le South Bronx, Kool Herc définit les contours d’un son nouveau «qui emprunte à Kingston, Congo Place, Detroit et Harlem», selon Jeff Chang, auteur de l’ouvrage de référence sur l’histoire du hip-hop Can’t Stop Won’t Stop (Editions Allia, 2015). De quoi s’agit-il? D’une expression artistique qui puise dans le patrimoine musical noir des trente dernières années, concentre ses efforts sur la paire basse-batterie et dynamite le format chanson en délaissant la mélodie pour lui préférer un phrasé parlé/chanté: le rap. Le berceau de ce mouvement bientôt baptisé hip-hop? Un centre communautaire minable, situé au rez-de-chaussée du 1520 Segdwick Avenue; un project morne, planté face aux berges de l’Hudson à la lisière du South Bronx.
Ne cherchez pas d’images du «birthplace of hip hop» dans les livres consacrés à l’histoire de ce mouvement. Il n’en existe pas. Une raison à cela: durant des années, le 1520 Segdwick Avenue est demeuré clos, parfaitement inaccessible. Il y a peu encore, les fans de rap qui cherchaient à y pénétrer renonçaient rapidement, découragés par l’état de délabrement de l’immeuble mythique. Hall puant l’urine. Vitres brisées. Ascenseur chroniquement en panne. Junkies alentour. Et pour peu que ce tableau ne décourage pas les plus endurcis, comment pénétrer dans le Saint des Saints? Car qui possède les clés du local?
Ce matin là encore, la question se pose. Je sonne à toutes les portes, j’aborde n’importe qui. Mais rien… Puis, à l’instant où je m’apprête à finalement laisser tomber, miracle! Une femme connaît un type, dont l’épouse… On m’accompagne jusqu’à un appartement miteux au sixième étage. Une Afro-Américaine mal embouchée m’accueille sans s’étonner qu’un Européen blanc cherche à pénétrer dans le local où Kool Herc amorça quarante ans plus tôt la révolution hip-hop. Ordre m’est toutefois donné de patienter. Depuis ce couloir peint en brun et au plafond duquel grille un halogène cafardeux me parviennent des éclats de voix, les cris d’un bébé, le son d’une télévision poussé à fond… La femme réapparaît. Elle montre la clé, me fait signe de la suivre. Pas un sourire. On entre dans l’ascenseur, tous deux silencieux.
Toujours pas un mot lorsqu’on parvient au rez-de-chaussée devant une porte au bois minable, bardée de graffitis obscènes. On m’ouvre finalement… Là, le choc! Car bientôt on me l’assure: rien n’a changé ici depuis 1973. Face à moi, un espace qui n’excède pas cinquante mètres carrés. Une misérable kitchenette dans un coin. Du papier tue-mouche punaisé aux placards. Au sol, du lino. Des murs tristes. Une porte en métal donnant sur un préau. Hier encore, il devait être criblé de graffitis. Depuis, il a été entièrement repeint. En noir. Et c’est tout. Absolument tout. Alors je m’en remets à ce que la légende a rapporté de l’endroit. Et c’est une sacrée bonne histoire.
Le 11 août 1973, Cindy Campbell et son frère Clive – alors connu sous le pseudonyme de DJ Kool Hercule – investissent la salle communale du 1520 Segdwick Avenue pour y organiser une soirée et se faire un peu d’argent de poche. Cindy se charge du flyer. Clive s’occupe d’installer l’énorme sound system confié par son père. On dépose les platines dans la cuisine. Le prix d’entrée est fixé à 25 cents pour les filles et 50 pour les garçons. Comme on n’a ni boule à facettes ni stroboscope, un type est payé pour allumer et éteindre la lumière toute la soirée durant. Herc joue du reggae, de la soul et du funk: James Brown, Give it up or Turn it Loose, ou Rare Earth et Get Ready. Succès. Bénéfice consistant.
Le mois d’après, on remet ça. Puis le mois suivant aussi. Et ainsi jusqu’à l’été où Kool Herc, 19 ans, monte sa première block party dans le quartier: une fête donnée en pleine rue pour laquelle l’électricité des réverbères est détournée afin d’alimenter le sound system. Pas d’initiés ici, ni de codes établis. Gamins, membres de gangs et familles se pressent dans ces festivités imaginées comme des zones de paix. On y vend de l’alcool, on y vend de l’herbe. On s’y taille une réputation. Et pour tous, Kool Herc est l’idole. Car non seulement le kid s’y connaît en musique, mais il a élaboré une technique qui le distingue de ses concurrents. En effet, le DJ a remarqué que les danseurs apprécient particulièrement les passages des disques où la musique se limite provisoirement à la paire basse-batterie (break).
Il développe alors une méthode qui lui permet de répéter indéfiniment ces passages en les jouant alternativement à partir de deux vinyles identiques. Un break parvient à sa fin? Herc le rejoue sur l’autre platine. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que la fièvre monte… «C’est par le biais de ces fêtes et des inventions esthétiques qui s’y sont développées que le hip-hop a accompagné une logique de changement dans le quotidien des ghettos», assure Afrika Bamabaata, fondateur de la Zulu Nation et figure totémique de la musique urbaine noir américaine. Aux fêtes données au 1520 Segwick Avenue comme aux block parties organisées par Herc, l’auteur du tube Planet Rock y était! «Le milieu des années 1970 à New York fut une époque culturellement très riche, assure Afrika Bambaata. Le versant musical de ce mouvement était tout entier incarné par les block parties. On y jouait des musiques très variées: de la soul des sixties, du reggae, de la soca… C’est de cette manière que le hip-hop s’est nourri. Il existait une soif de connaissances et d’excellence. C’est par elles que toutes les forces créatives qui fondent le hip-hop (graff, danse, DJing, rap) ont pu être réunies sous une même bannière. Et par elles qu’une forme artistique nouvelle s’est développée en quelques années dans un cercle de moins de douze kilomètres carrés.»
Pour les gamins du Bronx, New York était hier encore une Babel imprenable. Mais à présent qu’ils possèdent quelque chose de neuf, d’excitant à lui offrir, quelques-uns sont déterminés à la conquérir. A l’orée des années 1980, le hip-hop s’impose downtown. Dans le métro, il offre sa vision de l’art et du territoire. Dans la rue, ses codes vestimentaires: baskets Adidas, casquette Kangol, T-shirt flashy et veste comme volée à la garde-robe des membres de Funkadelic. Sur les radios aussi, il est omniprésent grâce au «coup» imaginé par la productrice Sylvia Robinson qui fait passer le trio Sugar Hill Gang (trois inconnus originaires d’Englewood, New Jersey) pour le premier groupe de rap issu du ghetto. A la clé: 75’000 exemplaires de Rapper’s Delight écoulés par semaine et durant une année.
Après ça, la demande pour le hip-hop s’amplifie rapidement. Convaincue qu’il s’agit là d’une mode passagère dont il convient de rapidement tirer profit, l’industrie du disque commence à signer des artistes rap. Au compte-goutte, d’abord. Car si la culture issue du South Bronx s’installe chaque jour davantage de la 110e rue au Lower East Side, elle ne concerne encore que la seule Big Apple. Et qui peut imaginer qu’elle va demain s’étendre à l’Amérique tout entière? Quelques-uns seulement. Parmi eux, un journaliste français immergé dans la scène underground new-yorkaise: Bernard Zekri.
Ancien directeur général du groupe de production audiovisuelle français Capa TV, producteur de l’émission télévisée Groland sur Canal+, Zekri a eu plusieurs vies qui l’ont notamment vu piloter la rédaction du magazine français Les Inrockuptibles, la chaîne d’information iTélé, ou bien collaborer au quotidien Libération ou au mensuel Actuel. Au début des années 1980, c’est en reporter qu’il couvre les premiers événements hip-hop d’importance dans Manhattan. Quelque temps plus tard, engagé dans l’aventure du label Celluloïd avec Jean Karakos, il s’improvise promoteur de la première grande tournée hip-hop organisée en Europe: l’événement par lequel le rap américain a pour la première fois touché des jeunes en France et en Angleterre.
«Je suis arrivé à Manhattan presque accidentellement, retrace Bernard Zekri. Je parlais à peine l’anglais, mais je me suis rapidement intégré à la population de l’East Village. C’était une période bohémienne. Peu auparavant, on était allé très loin dans l’art conceptuel ou dans l’expérimentation musicale jusqu’à l’arrivée de la no wave. Ça a été le bon moment pour l’éclosion du hip-hop, un truc de morts de faim qui veulent absolument y arriver. Ceux qui avaient le plus les crocs, c’étaient bien entendu les plus exclus: les Portoricains et les Blacks, en priorité. Là ont démarré les soirées du Negril sur la Deuxième avenue organisées par Kool Lady Blue, une camarade de route de Malcolm McLaren. C’est rapidement devenu de la folie. Les plus belles filles côtoyaient des gamins descendus du Bronx avec des looks impensables. A peine quelques mois plus tôt, on devait porter des vêtements propres et serrés pour espérer entrer dans la plupart des clubs. Et eux débarquaient en anorak! La démarche, le langage, le sens du style: tout était nouveau et soumis à invention dans une joie communicative, inouïe. Puis le Fire Department de New York a fermé le Negril à cause de l’affluence. Blue a alors approché les types du Roxy, un roller parc sur le point de fermer situé dans le quartier de Chelsea. Ces soirées n’ont duré qu’une année environ. Mais c’était purement incroyable! Le dancefloor se résumait à une mer de jeunes gens qui essayaient d’exprimer quelque chose avec leur corps, qui cherchaient à être créatifs dans une gaité et une innocence qui frôlaient l’état de grâce. Mais rapidement, de sales histoires sont apparues où il a été question de flingues et de business. L’unité qui préexistait s’est alors rapidement lézardée, chaque artiste partant de son côté poursuivre ses propres objectifs. Au même moment, des gamins qui, hier encore, passaient leur temps à graffiter des trains, se retrouvaient brusquement invités à exposer à Paris ou Tokyo!»
1981. S’ouvrent les années Reagan. Avec elles, l’enlisement dans une crise économique profonde, le brusque recul des acquis arrachés par les Afro-Américains durant la lutte pour les droits civiques, un retour en force des valeurs américaines traditionnelles et le réveil d’un mouvement religieux fondamentaliste. Après quelques années durant lesquels le hip-hop a principalement célébré la fête et le plaisir, cette «CNN de l’Amérique noire, par et pour les Noirs» selon Public Enemy, durcit le ton. C’est l’heure des réparations pour les Noirs des Etats-Unis et du soulèvement face aux injustices générées par la politique libérale de Washington. La révolte fait long feu. A l’orée des années 2000, le rap limite son discours à une vision hédoniste de façade. Le dernier phénomène culturel majeur du XXe siècle sombre dans un conservatisme fat et une foi aveugle en un néo-libéralisme triomphant, occupé par le seul instant présent.