Quand un ami nous quitte, on se rassure en se disant qu’il est allé rejoindre le monde des esprits; là où se réunissent les poètes disparus. Parce que nous leur donnons le pouvoir de nous restituer un peu de son âme, ce petit reliquat de vie que l’on appelle la part des anges.
Le jour où Michel Moret s’en est allé, je me trouvais en voyage, pour l’un de ces reportages qu’il eût probablement recueilli dans un livre pour lui donner un semblant d’éternité. J’étais ailleurs, tellement loin et si près tout à la fois, que nous aurions pu nous rencontrer au hasard d’une pensée. Je crois à la vérité des mystères. Michel y était sensible, même s’il faisait comme moi le pari de Pascal…
On peut tout espérer, tout supposer maintenant que tout lui est acquis. Dès lors, que pense-t-il des panégyriques et des oraisons funèbres? «Dieu se réserve à lui seul les choses d’en-haut; il partage avec nous les choses d’en-bas», prétendait habilement Bossuet. Je me contenterai du plus simple des hommages, le plus amical des adieux. Sans effet de plume. Oubliant les compliments en bouquets, en gerbes, en couronnes qu’il a mérités des Lettres romandes, je n’investirai que les souvenirs que nous partagions. Seul à seul face à l’éternité qui nous unit.
«Il était de la belle race, écrivait Antoine de Saint-Exupéry tandis que disparaissait son ami Jean Mermoz, de celle qui affronte le monde de toute sa carrure!» Comme lui, Michel Moret offrait de la prise au vent. Comme un arbre. Et s’il était un homme aux semelles de terre, son esprit courtisait les étoiles.
Il avait ces deux qualités, les cultivait et ne s’en départissait jamais; en amitié comme en littérature. Il avait le respect de l’autre. Quand il offrait sa confiance en partage par une poignée de main, celle-ci valait un contrat. Combien de livres a-t-il publié sur la parole donnée. Je suis de ceux qui s’en félicitent. Coutumier des conventions de la profession, j’ai appris que l’édition peut être le prolongement éthique et philosophique de la pensée: celle que cultivait précisément le fondateur de L’Aire. Entrer dans son catalogue était un privilège.
Un écrivain a besoin d’être compris, accompagné, protégé de ses doutes et de ses peurs et parfois de ses désespérances. Or le regard de Michel Moret était une assurance. Il avait en outre cette capacité rare de donner de l’audience à ce qui n’était pas son univers. C’était pour moi le monde de la mer. Mes errances littéraires renforçaient-elles son goût marqué du voyage et de l’ailleurs? J’aime à le croire, tandis qu’il navigue au-delà des cartes et qu’il décante les énigmes de l’infini. Dès lors qu’il sait. Maintenant qu’il détient la vérité.
Le destin a prononcé son jugement. Face à la camarde il n’y a pas d’appel, les dés sont jetés. Michel Moret n’est plus parmi nous. Il nous a pris par surprise et sa mort soudaine, inattendue, nous a laissés sans voix. Incrédules. Puis, délicatement, nous prendrons conscience de son absence, que nous n’envisagerons plus comme une défaite: car une mort inutile n’existe pas…
Il n’est plus parmi nous: c’est absurde et c’est injuste. Mais il laisse une œuvre qui nous appartient parce qu’elle est une part de nous-mêmes. Quand notre chagrin sera de la fierté, son souvenir un bonheur ancré dans notre histoire, il sera victorieux de sa destinée. Où qu’il se trouve.
J’ai fait la connaissance de Michel dans les années 1980; jeune écrivain, j’envisageais alors de devenir éditeur. J’ai eu le bonheur d’accomplir la plupart de mes ambitions et si j’ai répondu aux sirènes de l’édition parisienne, je n’ai jamais oublié la confiance et l’amitié que Michel Moret m’a généreusement offertes. C’est pourquoi j’ai si souvent fait escale à la célèbre enseigne de la rue de l’Union, à Vevey: pour le supplément d’âme qu’elle propose dans la tourmente éditoriale et la saine respiration intellectuelle qu’elle inspire. A l’ombre du grand arbre centenaire qui abrita tant de discussions et d’échanges, dans la bonne humeur de sa petite cour des miracles. J’y revenais lorsque la fureur et le bruit de l’édition commerciale, des colloques universitaires et des conférences internationales, où les places sont chères, avaient entamé mes convictions. Ce furent mes vacances littéraires, un retour aux fondamentaux de l’écriture et de la pensée positive.
Avec le temps, Michel Moret devint un ami sûr et le témoin de mon mariage avec Béatrice Alvergne, attachée de presse et bientôt responsable de la communication des éditions de l’Aire à Paris.
Depuis plus de vingt ans, il était donc plus que mon éditeur en Suisse romande. Une complicité sincère s’était indéfectiblement instaurée. Aussi, lorsqu’il publia ses délicieux souvenirs d’Afrique, où sa femme Bibiane tient un rôle majeur, nous avons eu le privilège, Béatrice et moi, d’en connaître les aventures avant ses lecteurs, et parfois même le dessous des cartes!
Michel…
Aujourd’hui, je me reproche de ne pas avoir su goûter le temps qui passe à tes côtés; de m’être insuffisamment inspiré des maximes que tu inscrivais à la craie sur le tableau noir de ton bureau… et de n’avoir profité de notre proximité géographique, lorsque, résidant à Montreux, je venais jeter l’ancre entre deux voyages au long cours.
En parcourant mes souvenirs, le sourire m’est revenu. Les larmes d’émotion qui avaient spontanément jailli de mon cœur ont cristallisé. Je fais mon deuil patiemment. Jusqu’au moment où j’aurai mesuré, soupesé, réalisé la triste vérité. Ce jour-là, j’ouvrirai le livre de mes mémoires que je n pouvais envisager de publier ailleurs qu’aux éditions de l’Aire, dans lesquelles tu as ta place, et qui scellent à jamais notre amitié terrestre.