Comme c’est agréable de vivre au XXIe siècle, en esprits éclairés, délivrés de toute peur de la science. Nous pouvons nous émerveiller devant la diversité de la vie en regardant des documentaires télévisés sur les animaux ou le cosmos. Nous parlons de collisionneurs et de particules aussi naturellement que nous allons acheter notre lait. Sauf, bien sûr, quand il est question de génétique. Essayez donc d’engager une conversation sur la thérapie génique, ou sur le jeune génie chinois Zhao Bowen, qui est en train de traquer les gènes de l’intelligence. Vous verrez les visages se fermer, le mot «eugénisme» sera bientôt prononcé et une explosion de fureur inexplicable se produira peut-être. Je le sais parce que je l’ai moi-même ressenti. La première fois, c’était en discutant avec un ami qui tentait de m’exposer les recherches menées par le professeur Robert Plomin, figure mondiale de la génétique comportementale. Cela signifie qu’il étudie les gènes non pas avec un microscope, mais en examinant la population et la façon dont nous nous conduisons. Plomin choisit quelques traits intéressants et mesurables, comme le poids, la taille et l’intelligence; et analyse des milliers d’enfants. Après quoi il étudie le spectre des résultats – la variation – et tente de calculer le degré de responsabilité respectif de la nature et de l’environnement sur tout cela. Pourquoi différons-nous les uns des autres? Telle est la question à laquelle il s’efforce de répondre.
Les jumeaux sont clairement utiles pour ce genre d’enquêtes, en particulier les vrais jumeaux, qui ont un ADN identique. Et le professeur Plomin dirige l’étude sur le développement de tous les jumeaux nés en Angleterre et au pays de Galles entre 1994 à 1996 (Twins Early Development Study). Or sa recherche montre, m’explique mon ami, que la part de la nature est souvent plus importante que nous aimons à le penser. Notamment sur le sujet controversé du QI. Oui, les gènes et l’environnement interagissent de manière complexe, mais il n’empêche: le QI est héritable à un point saisissant. Des parents intelligents ont plus de chances d’avoir des enfants intelligents et, après la naissance, il n’y a pas grand-chose à faire pour stimuler le QI de son enfant à long terme.
C’est alors que j’ai senti la rage monter en moi. Une colère que j’ai d’abord jugée légitime, en pensant aux enfants défavorisés par leurs gènes, mais que j’ai plus tard comprise comme l’expression d’un malaise personnel. Entendre que le QI – ou tout autre trait – est fortement héritable me donne soudain le sentiment d’être limitée. Je suis fille de l’Occident: nous pouvons faire ou être ce que nous voulons, merci! Je jette donc un regard méfiant sur le professeur Plomin lorsqu’il pénètre à grandes foulées dans le restaurant où nous avons rendez-vous pour déjeuner: la soixantaine, une silhouette longiligne, il arrive tout juste du ministère de l’Education. Ce qui, pour un généticien, revient à nager au milieu des requins; parce que, s’il y a un groupe qui n’a pas envie d’entendre que le QI est fortement héritable, c’est bien celui des enseignants. «L’école est le dernier, disons, village d’Astérix», ajoute-t-il avec un sourire. Puis il raconte une histoire remontant à la sombre époque des années 1970, aux Etats-Unis, quand il était jeune et que l’hostilité envers la génétique était la norme. «La première conférence à laquelle j’ai assisté était donnée par le vieux Leon Kamin, l’auteur d’un livre intitulé La science et la politique du QI. Kamin donnait l’impression de n’intervenir dans le monde universitaire que pour entraver la contamination de la psychologie par la pernicieuse génétique. Deux mille ou trois mille personnes peut-être étaient rassemblées là. Il faisait nuit et Kamin était chauve, avec des traits anguleux, un air effrayant. Et le voilà qui déclare: “Nous devons absolument arrêter ces débats sur la génétique maintenant !” J’ai compris qu’il se moquait de ce qui pouvait être vrai ou non. Il croyait en ce qu’il appelait “la science pour le peuple”, entendez les connaissances que lui jugeait utiles au peuple. Cela m’a sidéré de voir Kamin et ces professeurs d’élite à Harvard décider de ce qui était bon pour les gens ! En filigrane, il y avait l’idée que la science doit servir la politique.»