C’est une histoire captivante qui se passe en France, symbolique de la guerre d’influence livrée par la République islamique d’Iran à nos démocraties. Le 3 juillet 2024, Bashir Biazar, un Iranien résidant en France, est expulsé vers l’Iran, après avoir passé un mois au centre de rétention administrative de Metz. Ex-cadre de la radiotélévision publique iranienne, il vivait avec sa femme et ses deux enfants depuis deux ans et demi à Dijon, ville universitaire où j’ai grandi et qui a accueilli de nombreux réfugiés iraniens depuis la révolution islamique de 1979. Dijon a surtout l’avantage de se trouver à une heure trente de la capitale française en train à grande vitesse (TGV), et à environ deux heures de route de la Suisse et de l’Allemagne. C’est un endroit idéal pour vivre et se déplacer discrètement. Titulaire d’un visa de longue durée, l’homme séjournait donc en toute quiétude dans la capitale bourguignonne, n’imaginant pas être surveillé par les Services de renseignement français. Soupçonné d’être un agent d’influence de la force Al-Qods (l’un des noms de Jérusalem en langue arabe, ndlr), la branche du Corps des Gardiens de la Révolution en charge de ses opérations extérieures, il aurait eu la mission de diffuser la propagande et les éléments de langage de la République islamique d’Iran en faveur du Hamas, organisation terroriste fiancée et armée par Téhéran, par ailleurs branche palestinienne de l’organisation islamiste des Frères musulmans. Selon un spécialiste proche du dossier, «Biazar aurait également pu donner aux Services secrets iraniens des informations relatives à des opposants au régime vivant en France».
Si l’affaire a pu surprendre, ce n’est pas la première fois qu’un agent iranien opère pour le compte de la force Al-Qods en Europe. Bien qu’elle soit mal connue en Europe, elle forme la composante la plus complexe et la plus menaçante du Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Dotée de 10’000 à 15’000 hommes, elle a été créée dans les années 1990 et est dirigée depuis 2020 par le général Ismaël Qaani, né en 1957, considéré comme l’une des figures les plus dures du Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Ne répondant qu’aux ordres du Guide suprême, Al-Qods a tissé sa toile aux quatre coins du monde, y compris sur l’ensemble du continent américain et en Europe, où elle a activé tout un réseau d’agents d’influence et d’espions. Ces hommes de l’ombre agissent le plus souvent par le biais des ambassades iraniennes, d’entreprises de transport, d’associations, de fondations caritatives ou encore via des relais au sein de la diaspora chiite. Ils ont pour mission de produire du renseignement concernant les adversaires au régime iranien, mais aussi de faire de l’influence et de l’endoctrinement dans les milieux universitaires et culturels, facilitant au passage le financement d’organisations islamistes.
Comprendre le fonctionnement d’Al-Qods n’est pas chose simple. Car cette unité travaille de façon autonome et quasi secrète, utilisant tous les moyens conventionnels et non conventionnels à sa disposition. Il m’a donc fallu parler à de nombreux spécialistes et me rendre dans des zones où elle opère, comme l’Allemagne, le Liban, le golfe Persique et l’Irak. Dotée d’un conseil des commandants, cette force est subdivisée en plusieurs branches et œuvre notamment dans les domaines de l’espionnage – en coopération avec le ministère du Renseignement iranien –, les opérations de sabotage, financières et d’influence politique, la guerre économique, le terrorisme et la guerre cyber. Ce qui fait sa particularité, c’est que ses objectifs, comme sa structure, évoluent en permanence au gré des intérêts stratégiques de la République islamique. Ses membres paraissent dès lors insaisissables et peuvent se fondre dans n’importe quel univers, à l’instar de l’agent Bashir Biazar qui vivait en Bourgogne. On retrouve notamment Al-Qods derrière le meurtre de l’ex-premier ministre du Shah Chapour Bakhtiar en 1991, lequel a été égorgé à son domicile en banlieue parisienne, ou encore derrière la tentative d’assassinat de l’ambassadeur d’Arabie saoudite aux Etats-Unis en octobre 2011, Adel Al-Jubeir.
Le regard lumineux, la moustache parfaitement taillée, Amir Hamidi, né en 1960, ne ressemble en rien à l’idée que l’on se fait d’un «infiltré». Cet américano-iranien toujours courtois et d’allure élégante a travaillé en tant qu’agent spécial sous couverture pour la DEA (Drug Enforcement Administration), l’agence chargée de la lutte contre le trafic de drogue placée sous la houlette du Département de la justice américain. Pareil à un héros de roman, il est aujourd’hui consultant en terrorisme et considéré comme l’un des meilleurs spécialistes internationaux des Gardiens de la Révolution. Il a été décoré de nombreuses fois en raison de son courage et des nombreuses missions qu’il a menées avec succès au péril de sa vie. J’ai parlé avec lui, alors que je travaillais sur mon livre La face cachée des mollahs (Cerf, 2024). Voici ce qu’il m’a raconté sur cette nébuleuse: «Al-Qods est même présente en Equateur où elle est chargée de mener des opérations de guerre non conventionnelle et de renseignement en dehors de l'Iran. Elle utilise la communauté libanaise liée au Hezbollah pour effectuer ses actions et mener des opérations de blanchiment d'argent, de trafic de stupéfiants et d’armes, de traite des êtres humains et de collecte d'informations.
La force entraîne aussi des combattants d’Al-Qaïda à l’intérieur de l’Iran. Les relations entre Al-Qaïda et l'Iran remontent au début des années 1990, les mollahs fournissant à ses membres un entraînement et un soutien logistique. L'Iran offre en réalité un sanctuaire aux dirigeants de l’organisation terroriste et à leurs familles à l'intérieur même de ses frontières, ce qui lui a permis de constituer un conseil militaire et de relancer d'importantes opérations. Al-Qods doit aussi être considérée comme une organisation terroriste, une organisation mafieuse et un instrument d’influence.» Selon lui, l’unité d’élite a utilisé ses réseaux de surveillance pour éliminer de nombreux opposants à la République islamique en Turquie, au Pakistan et en Autriche. Et depuis près d’un an, elle ciblerait certains d’entre eux en Angleterre, et en France. C’est ainsi que le 29 mars 2024, Pouria Zeraati, un journaliste iranien résidant en Angleterre, était agressé au couteau tout près de son domicile. Selon lui, «s'il s'agissait d'un complot soutenu par l'Etat [iranien], la principale organisation iranienne impliquée dans ces choses est la force Al-Qods». Adrian Calamel, un expert américain du Moyen-Orient fin connaisseur de l’Iran, m’expliquait peu après, que Téhéran avait dressé des listes de cibles israéliennes et de citoyens de confessions juives en Europe. Selon lui, la menace serait «clairement identifiée en France».