Les pilotes du canal sont maintenant à bord. L’approche est lente et le paquebot s’est mis en attente. Alentour, une forêt dense, presqu’impénétrable masque encore l’étroit défilé qui m’ouvre déjà les bras. Je songe un instant aux anciens navigateurs, qui prétendaient que nul n’est marin s’il n’a forcé le passage du Cap Horn! Et l’expérimenté Louis Lacroix de préciser dans ses mémoires que «ce n’est jamais sans une certaine appréhension qu’on s’approchait de ce gardien féroce et sans pitié, aussi terrible dans ses colères subites que dans ses calmes trompeurs». Moi qui vais m’affranchir de l’Atlantique, j’entrerai donc dans les mers du Sud par une porte dérobée. Qu’importe la manière: me voici dans l’accomplissement de mon rêve d’enfant. Il y a plus de soixante ans que j’espère, que j’attends, que je me fais à l’idée qu’un jour… Demain, dimanche 26 janvier 2019 à l’heure de grand-messe, j’aurai consommé toute ma patience. J’entrerai dans la grande histoire de ma vie. Il y a quelques heures encore, j’écrivais dans mon journal de bord: «la traversée de l’isthme de Panama, fixée depuis toujours dans mon inconscient, changera ma perspective; mais de cette mémoire à vif et de la réalité que je vais affronter, qui l’emportera?» Il me semble que c’est ici que je joue mon voyage. De l’autre côté, je m’attends à ce que tout soit différent.
Juché au plus haut des accès ouverts aux passagers, je me hisse encore un peu, franchissant quelques escaliers qui m’offriront une visibilité parfaite sur l’accès au premier des trois sas qui composent l’écluse de Gatún. La jungle qui borde l’entrée caraïbe du canal occupe toute la perspective. On ne distingue pas la ville fortifiée de Cólon, mais les histoires terriblement exagérées qui ont fait la réputation du port de Cristobal ne nous engagent pas à faire escale. Car s’il s’agit de s’encanailler, plonger dans la rumeur suffit. Combien de marins s’y sont fait dépouiller dans le meilleur des cas! D’autres y ont laissé la vie dans la chambre d’une prostituée. Le bleu de la mer s’insinue dans la mangrove, s’égare puis réapparaît. A perte de vue. C’est ici que les troupes américaines sont venu s’entraîner avant de partir combattre au Viêt Nam. La chaleur est étouffante, l’humidité presque intolérable. Le soleil plombe la surface de la mer et rend les tôles des navires incandescentes. L’écluse est encombrée par les cargos, les tankers et quelques paquebots dont la fébrilité des passagers est palpable. Si pour la plupart d’entre eux le passage représente l'une des principales attractions du tour du monde, il est pour moi d’une importance particulière. D’abord, c’est une incontestable attraction maritime que je partage avec les amateurs de croisières et les touristes en quête de sites d’exception; cela n’a rien d’original, car je connais des gens qui n’apprécie ni la mer ni les bateaux, et bien moins encore la navigation, mais qui s’y rendent comme on visite la grande muraille de Chine, le Taj Mahal ou la pyramide de Khéops. Or, si les infrastructures du canal, nées de la vision de Ferdinand de Lesseps, revêtent une attention qui dépasse à mes yeux toutes les merveilles du monde inscrites au patrimoine mondial de l’humanité, elles ne constituent pas pour autant l’objet de toute mon attention. Ce ne sont pas les écluses en elles-mêmes qui m’obsèdent et me possèdent depuis ma tendre enfance mais le mythe que cela représente: le symbole messianique d’une entrée dans l’au-delà d’une vie. C’est une vision qui se concrétise; une assomption.
Le Queen Victoria glisse dans le premier sas de l’écluse de Gatún, long de mille pieds. Lentement, nous franchissons le premier pallier de l’isthme. De chaque côté du navire, tracté au moyen de petites locomotives pilotées par des mécaniciens amoureux de leurs machines comme dans La bête humaine d’Emile Zola, quelques dizaines de centimètres seulement nous séparent du quai. Pour mesurer vraiment cette prouesse de précision, je dévale les ponts pour me rendre au plus près de la manœuvre, lorsque le niveau de l’eau nous amène devant les portes de fer qui ruissèlent d’algues saumâtres et d’écailles de rouille. C’est une «porte de l’enfer» qu’Auguste Rodin n’aurait pas reniée. Puis, sans effort apparent, voici que le navire s’élève lentement le long des bajoyers de béton abruptes qui bordent le bassin. Au troisième sas, une guérite blanche veille depuis plus de cent ans sur mon rêve accompli.
Il y avait dans la bibliothèque de mon enfance une encyclopédie que mes parents m’avaient offerte en espérant retenir mon attention, si possible susciter mon intérêt et c’est une passion pour la géographie du monde qu’ils ont fait naître. Je ne sais plus combien de tomes elle comprenait dans cette édition des années soixante, mais je me rappelle que chacun d’eux possédait une couverture cartonnée de couleur différente et que le volume consacré à l’Amérique était celui que j’ai parcouru le plus souvent et le plus longtemps; si bien que sa reliure en avait terriblement souffert. Or sur cette route océane qui m’avait introduit dans le Nouveau Monde sur les traces des conquistadors, la traversée de l’isthme de Panama était illustrée par la photographie d’un petit cargo dont le sillage fendait les eaux vertes du lac Gatún. C’était un bateau blanc comme les nuages. La jungle tout autour était impénétrable. Cette image est demeurée vivante en moi; elle n’a cessé malgré les années d’enluminer ma mémoire. Le jour où je l’ai découverte, je me suis juré de prendre passage sur un bateau blanc qui m’emmènerait de l’autre côté du monde. J’ai fait bien des promesses à ma jeunesse encalminée, mais celle-ci déplacera des montagnes.