Le visiteur du soir (2/6)

Le lendemain, le ciel était devenu bleu comme la mer. En quittant la maison, l’ancienne contrebandière a verrouillé sa porte avec une grosse clé en fer forgé. Pour y enfermer son histoire, et prendre avec la vérité les libertés que lui accorde sa conscience.

Jaeger Pattie Jaeger Pattie
Rare portrait photographique de Pattie Lee au temps de ses aventures. © S.C.

Le sentier broussailleux qui nous conduits au bord du Rance est recouvert de gelée blanche; le brouillard n’est pas encore levé au fond de la vallée. Naufragée de la grande aventure dont je suis l’ultime témoin, Pattie Lee a choisi de ne plus se renier; de faire enfin revivre sa jeunesse dont elle réclame aujourd’hui l’acquittement. Cette confession n’aura pourtant rien d’un testament. Le témoignage de ses vagabondages maritimes est un viatique, un leurre joyeux face aux dérobades du temps qui passe. Elle me raconte alors comment tout a commencé, une nuit d’automne 1974… Elle vivait depuis deux ans dans l’appartement qu’on lui prêtait à La Grande Motte. Située au sud de Montpellier, où jadis Gustave Courbet venait peindre sur le motif, la station balnéaire voulue par le Général de Gaulle était en pleine expansion. Conçue par l’urbaniste Jean Balladur, son architecture pyramidale alors unanimement décriée, préfigurait la grande mutation sociale de l’après-guerre. Elle raconte: «J’allais me coucher lorsque le téléphone sonna…» Un ami lui demandait d’héberger un plaisancier qui venait de faire naufrage! Au large de port Barcarès, de furieux rouleaux d’écume avaient jeté de nombreux marins à la côte et la tradition des gens de mer voulait qu’on leur offre le gîte et le couvert en cas de malheur. «L’idée de recueillir les âmes en déshérence et de les héberger lorsque le destin les abandonne m’a toujours semblé naturelle, me confirme-t-elle pour se justifier. Ça fait partie de mon éducation chrétienne.» Elle recueillait les brebis égarées comme d’autres organisent des tombolas de charité. Avec une ingénuité feinte, je lui demande aussitôt si ce visiteur du soir s’en était allé au point du jour. Je la questionne en pure forme afin qu’elle me parle de cet inconnu qui venait de s’inviter dans sa vie, de ce prince charmant sorti de nulle part et que le destin avait mis sur sa route… bien que je connaisse déjà les conséquences de cette rencontre sur sa vie d’aventurière, grâce à la correspondance que nous avons préalablement entretenue. Pour en conserver toute la spontanéité, je restitue son récit dans sa version initiale où n’apparait que l’épure d’une relation foudroyante. Dans l’interprétation qu’elle m’en a donnée depuis, le rôle d’hétaïre qu’elle se donne pour la postérité le dispute à la sincérité franche et naïve de la jeune fille de 1974. La perspective d’être rendues publiques a quelque peu dénaturé ses premières confidences et fait de sa nuit d’amour un conte des mille et une nuits qu’il faut relativiser. Selon son premier témoignage, l’histoire a bien commencé par le coup de téléphone d’un ami lui demandant d’héberger en urgence un plaisancier dont le voilier avait été drossé sur les brisants. «Je le recueillis donc en toute innocence», m’avait-elle confié. Aujourd’hui, elle me souffle d’un air entendu qu’elle attendait un signe du destin pour entrer de plain-pied dans son rôle: «J’ai aussitôt reconnu dans cette opportunité la main secourable du hasard», me dit-elle dorénavant.

Le discours a changé; il anticipe maintenant sur la romance qu’elle va me conter. L’appartement qu’elle occupait avait été mis à sa disposition par des amis de sa famille, en attendant qu’elle trouve du travail. Un an et demi s’était écoulé depuis qu’elle avait obtenu sa licence de droit, mais elle n’avait pas voulu s’engager dans la vie sans avoir pris le pouls du monde. Désenchantée par ses anciens camarades dont elle jugeait sévèrement l’abnégation politique sans avenir, elle avait refusé de les suivre dans leur exil sédentaire parmi les chevriers du Larzac. En même temps, elle excluait d’aliéner ses préceptes révolutionnaires pour entrer dans le confort bourgeois qu’elle ne cessait de dénoncer. Il lui restait donc à tenter l’aventure, là où la vanité des illusions se mesure à l’action. Elle rêvait d’un idéal sans frontières. C’est ainsi qu’elle partit pour le Mexique où l’âme de Frida Kahlo et le fantôme de Léon Trotski lui montreraient la route à suivre. Elle avait le projet de musarder sur les chemins de traverse qui ont toujours eu sa préférence parce qu’ils se prennent quand on s’est affranchi de toute allégeance. Là-bas, elle échafauderait des histoires dont elle serait l’incorruptible matamore. Elle y vécut un peu plus de deux ans, mais elle n’en tira pas le profit qu’elle en attendait; elle s’est émancipée toutefois d’un certain nombre de certitudes qu’elle croyait inaliénables. C’est alors qu’elle mit fin à son exil. Et qu’un soir la sonnette avait retenti sur son palier. «C’était aux environs de minuit», l’heure où le loup pénètre dans la bergerie. «Lorsque j’ai ouvert la porte, me confie-t-elle avec une certaine exaltation, j’espérais que Le Rescator en personne se présenterait sous les traits de Robert Hossein, comme dans le film de Bernard Borderie…» Après un bref silence, elle ajoute: «J’aurais tout sacrifié pour être une heure, une nuit, l’indomptable Angélique incarnée par Michèle Mercier!» 

Rien de tout cela ne figure dans le compte-rendu de nos premiers échanges. Pour autant, je pense qu’on peut être romantique et militant sans se compromettre, et surtout sans avoir à se justifier. A peine en présence de son hôte, elle commença donc par jouer la belle indifférente. L’homme qui était apparu dans la lumière portait une tenue négligée, ses cheveux étaient sales et le vieux sac de toile délavée qu’il avait laissé tomber sur le sol sentait le varech. «C’était un accord imparfait de fascination et de dégoût», insiste-t-elle. Elle était ensorcelée. Ce personnage que la bienséance bourgeoise eût condamné, ce héros de roman bon marché était pourtant sur le point d’entrer dans sa vie et d’y laisser une empreinte indélébile. Elle en aurait oublié qu’il venait d’échapper aux furies de la mer et qu’il était épuisé. Qu’il avait échoué le bateau qu’il convoyait pour le compte de son propriétaire. Elle voulait tout savoir de lui. Tout connaître du monde que sa seule présence lui faisait découvrir. Elle prépara le canapé, un oreiller, des couvertures… et regagna sagement sa chambre alors qu’elle aurait aimé se blottir contre lui. Elle laissa la porte entrebâillée de manière à pouvoir le contempler de son lit dans son sommeil. Elle luttait pour ne pas céder à la tentation de le réveiller par des caresses insistantes, afin qu’il comprît que le feu couvait au fond de son cœur. Enfin, elle décida de forcer le destin. De jouer son avenir à quitte ou double. «J’étais si sûre de moi!» affirme-t-elle. C’est ainsi qu’ils finirent la nuit, se possédant à tour de rôle. Je tente quand même d’en apprendre davantage sur ce «coup de foudre», car j’ai l’impression qu’elle me dissimule une vérité moins idyllique, quelque chose comme un appel, la main tendue de quelqu’un qui se noie. «Cette nuit nous a révélés l’un à l’autre», poursuit-elle avec une opiniâtreté troublante. Je le vois dans son regard, je l’entends à l’intonation de sa voix. Ses aveux sonnent faux. Je suis persuadé qu’elle dissimule une autre vérité.

Aucune des versions qu’elle nous a livrées jusqu’ici n’y fait allusion; mais je pressens qu’elle tente désespérément d’échapper à ses fantômes. Nous avons marché le long des berges tout le reste de la matinée, traversant à gué d’une rive à l’autre. Elle s’est arrêtée plusieurs fois pour que je lui présente une main secourable. Comme un noyé, elle a tenté de m’appeler à son secours. Jusqu’à ce qu’elle ait rassemblé son courage pour ne plus cesser de parler: de son adolescence meurtrie, bafouée, traînée dans l’opprobre. Et je ne l’ai pas interrompue. J’étais là pour l’écouter, pour comprendre enfin ce qui l’a poussée, jadis, à s’enfuir en saisissant la bonne fortune d’un amour de passage. D’une passion pour un homme qu’elle voulait exemplaire et qui la délivrerait d’elle-même. La retranscription qui suit n’a rien de littéraire; c’est un rapport factuel sans effet ni figure de style. A peine emporté par l’émotion. Tel qu’elle m’a permis de l’enregistrer… avant de le détruire à sa demande pour en effacer toute trace de colère et de trouble: «J’avais quatorze ans quand un homme beaucoup plus âgé m’a réduite en esclavage. Comme souvent, c’était un proche de ma famille dont on ne soupçonnait pas qu’il pût me contraindre aux plus basses servitudes morales et sexuelles. Après la classe, il avait pris l’habitude de m’emmener chez lui sans que cette intimité ne suscite la moindre suspicion ou la plus petite inquiétude de la part de mes professeurs ou de mes parents. Jusqu’au jour où tout a basculé, où mon innocence a pris la mesure de sa perversité. C’est ainsi que je me suis retrouvée à la merci de ses fantasmes. J’étais alors bien incapable de me défendre contre l’asservissement qu’il a progressivement mis en place pour me garder prisonnière et muette, sans aucune possibilité de lui échapper, ni de parler à qui que ce soit de ce qui se passait dans ma vie. Menacée de représailles, j’ai fini par lui céder complètement et c’est ainsi que je suis devenue sa maîtresse désormais consentante, le jouet de ses expériences toujours plus machiavéliques. A l’âge où mes camarades de classe rougissaient d’un chaste baiser ou d’une allusion équivoque, j’étais déjà la plus expérimentée des femmes. Une geisha, le faire-valoir d’un homme qui se comportait en maître autoritaire et décadent. J’ai donc fini par devenir, malgré mes réticences et mes tentatives de fuite, ce qu’il avait projeté de faire de moi: l’unique objet de sa convoitise et l’exutoire de sa concupiscence. Sans cesse renouvelés, toujours plus déviants et douloureux. J’étais entrée dans un univers sans plus aucune référence où tout était possible puisque tout était permis! Je m’étais perdue. Je le rejoignais chez lui tous les soirs. Le temps passait. Deux ans s’écoulèrent ainsi. Jusqu’à ce que je possède sur lui l’ascendant d’une concubine capricieuse, le pouvoir subtil de le détruire à mon tour. J’ai donc profité de sa dépendance à mon égard pour lui soutirer des faveurs, des cadeaux, et finalement l’argent facile qu’il me proposait pour aiguiser ses obsessions et ses égarements. J’avais changé les règles de notre relation clandestine et j’étais en train de l’asservir à mon tour, lorsque je pris conscience que je me prostituais. C’est à cette époque-là qu’il m’a mise enceinte. J’avais à peine dix-sept ans. Or, dans les années 1970, il était impossible d’avorter sans recourir à des pratiques clandestines et barbares. Cette expérience traumatisante m’a toutefois permis de sortir du piège dans lequel je m’étais égarée, que j’avais entériné par ma faute: par lassitude et finalement par intérêt. La combattante révoltée que je n’étais plus ne se reconnaissait pas dans sa déchéance. Je devais réagir. C’est alors que j’ai tenté de m’évader une première fois, sans succès. Comme un otage séquestré dans sa dépendance et qui n’en peut plus d’accepter de se dégrader, l’adolescente violentée se réveillait enfin de sa douloureuse torpeur. Il me faudra toutefois plus d’une année pour que je trouve la force et le moyen de briser les liens qui me confinaient dans ce confort abject, qui était comme une drogue dans laquelle je m’étais complu trop longtemps. Je me suis donc progressivement éloignée de mon bourreau; jusqu’à ce qu’enfin l’occasion se présentât de m’enfuir à l’étranger. C’est à cette occasion que je suis partie pour le Mexique. J’avais redonné à ma liberté le nom qu’elle méritait. Je m’étais enfin retrouvée. Mais je déchantai dès mon retour. Près de deux ans s’étaient pourtant écoulés. Aussitôt que je fus en France, mon ancien amant, mon bourreau qui détenait des photos compromettantes de nos ébats, entreprit de me faire chanter. Il fallait que je remette de la distance entre mes cauchemars et ma vie. J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’une nuit le téléphone sonna. C’était un ami qui me demandait de l’aide: un marin venait de s’échouer, il cherchait un abri sûr avant de reprendre la mer…»

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