Sept.info | Un florilège d’équipiers improbables (3/6)

Un florilège d’équipiers improbables (3/6)

J’ai pris mes repères désormais et presque des habitudes. Ce matin, après m’être préparé, j’ai rangé la petite chambre que Pattie Lee a mise à ma disposition et je me suis installé devant la fenêtre qui donne sur le vallon pour mettre en ordre mes notes de la veille.

Jaeger Pattie Jaeger Pattie
© DR

Je crois qu’elle se sent à l’aise avec ses souvenirs. Je constate simplement que mon insistance la pousse parfois à caricaturer son personnage. Mais qu’importe son jeu, car j’y vois la preuve d’une complicité naissante. Pour autant, je suis certain qu’elle ne triche pas avec sa promesse de me dire toute la vérité. A peine hiérarchise-t-elle involontairement les images qui envahissent le désordre reconstruit de sa mémoire. Mon séjour à Saint-Sernin-sur-Rance comble mes attentes; je m’y sens bien. Je me surprends à fredonner la chanson de Jean Ferrat sur les beautés oubliées du terroir, parcouru de murettes en pierres sèches et de vignes dont on tire une «horrible piquette»! Mais on y coule sa vie sans remords.

Depuis quelques années déjà, les amants de la contrebande s’étaient montrés dignes de leurs ambitions; ils n’avaient pas manqué le rendez-vous de la chance. Les missions s’enchaînaient avec succès. Cependant, la présence de la nouvelle recrue du «capitaine» n’avait pas été facile à faire accepter; car bien qu’elle ait pris de l’assurance et du galon, la rumeur soutenait encore qu’elle n’avait pas sa place à bord! La légende est tenace. Historiquement, la femme relevait en effet d’une provocation diabolique à bord des bateaux. Au XVIIe siècle, une ordonnance interdisait leur présence sur les vaisseaux du roi sous peine de subir le supplice de la cale (méthode de torture qui consistait à hisser le condamné au bout d’une vergue avant de le précipiter dans la mer, nda), tandis que chez les flibustiers, la coutume prévoyait la peine de mort contre quiconque en introduisait à bord. Pour autant, nombre d’entre elles se sont octroyé cette liberté. Pour sa part, la société des trafiquants et des fraudeurs n’en a guère cultivé la tradition, pour la simple raison qu’elles n’ont joué qu’un rôle secondaire sur les bateaux du commerce parallèle. Hormis quelques amazones, les femmes ont longtemps été réduites à une criminalité d’intendance. La jeune fille aux dents longues que l’amant de Pattie Lee avait imposé dans ses expéditions était de celles qu’on respecte. D’abord, elle resta longtemps mystérieuse. Personne ne connaissait son nom; elle avait débarqué de nulle part et le secret sur son passé ne fut jamais éventé. C’est la raison pour laquelle on lui chercha des prénoms pour qu’elle existât concrètement, qu’elle fît corps avec le quarteron de «grognards» qui accompagnaient le «patron» dans ses missions depuis toujours. «A cette époque de ma vie, me dit-elle, j’écoutais en boucle sur un magnétophone à cassettes les chansons du premier album de Patricia Lee Smith. En quête d’une nouvelle personnalité, je cherchais une idole à qui ressembler. A imiter. Les textes de la rockeuse de Chicago me faisaient alors forte impression: émancipée, rebelle, insoumise, elle partageait en outre la même passion pour Antonin Artaud.» Patti Smith était de quatre ans son aînée, mais toutes deux se sentaient écartelées par des forces contraires, emportées par un mépris contenu de leurs frustrations. Elles s’étaient brièvement croisées en 1969, tandis que l’artiste américaine faisait encore la manche dans le métro parisien. Elles n’entretenaient aucune amitié, mais un goût immodéré de la liberté et de l’anarchie: celle qu’on partage quand on a vécu «à distance de soi-même» trop longtemps. Selon l’expression du poète. On l’appellera donc: Pattie Lee; avec un e. Ce sera désormais son nom de scène. La représentation allait pouvoir commencer…

Un jour, celle qui n’était plus seulement «la maîtresse du patron» mais sa partenaire, son associée dans les décisions qu’ils prenaient, fut approchée pour exporter clandestinement vers l’Italie un important lot de cigarettes américaines stockées en Albanie, non loin de la frontière grecque. La dangerosité de la mission avait dissuadé son amant de l’entreprendre, et c’est sur l’insistance de Pattie Lee qu’il l’avait finalement présentée à son commanditaire. La réputation de leur couple s’était étendue bien au-delà de l’île de Corfou, qu’ils avaient élue comme port d’attache. Elle ne se rappelle pas très bien: «Je pense que c’était en 1975; peut-être en 1976.» Cela n’a pas d’importance pour la suite de l’histoire. Corfou! son plus beau souvenir: il fallait que j’y découvre la trace de son passage; une ombre fugace pour une confrontation. C’est par la mer que je m’y suis rendu peu de temps après nos premiers échanges épistolaires; dans le but d’attester son ancrage dans l’ancienne cité vénitienne. Quelques années d’une vie sans peur et sans reproches, qui ont fait d’elle une contrebandière respectée. Le bateau m’a déposé sur le vieux port, après une nuit de navigation dans les eaux naguère mal famées de la République populaire d’Albanie. Sur bâbord, j’aperçois la côte montagneuse et torturée qui se présentait aux navigateurs insouciants, au péril d’un arraisonnement arbitraire et d’un emprisonnement politique. L’aube s’était levée sur les remparts, sa porte monumentale et ses arcades ombragées. C’est donc ici qu’avait choisi de s’installer notre héroïne pour fomenter ses premières expéditions interlopes; là qu’elle s’est coulée dans l’anonymat des ruelles que traversent les chats de gouttière et grimpent les bougainvilliers. On s’y interpelle, on gourmande les enfants dont résonnent les rires. Mais il y règne une douceur que rien ne peut distraire à l’heure e la sieste. La contrebande s’y négociait à l’ombre d’une cour, au pied d’un escalier, autour d’une petite table discrète où les contrats se concluaient devant une bouteille de vin frais. J’ai longuement parcouru le dédale de la vieille cité, dans l’espoir e mettre en scène les souvenirs qu’elle m’offrait en partage. Assis sous une treille, j’ai contemplé les nuages et les lessives qui sèchent entre les maisons, comme autant de voiles blanches annonciatrices d’un heureux présage. La Grèce n’est-elle pas un pays de légende? J’ai retrouvé l’hôtel Konstantinoupolis où les amants terribles s’étaient établis quelque temps et pris leurs habitudes, dans une chambre au cinquième étage qui donne sur la darse; avant de déménager dans un petit appartement, rue Sainte-Sophie.

«Le contrat était lucratif, mais le transport extrêmement risqué, m’avoue-t-elle. C’est probablement pour cette raison qu’on s’est adressé à moi!» Elle n’ignorait pas le danger qu’elle courait, à l’époque où le régime albanais passait pour l’un des plus despotiques au monde. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la République populaire d’Albanie conduisait en effet une politique d’enfermement et de répression qui rendait sa frontière pratiquement infranchissable. Couvert de bunkers censés le protéger d’une invasion, le pays conduit par Enver Hoxha s’était arbitrairement coupé du monde. Au point de cesser toute relation diplomatique avec l’Occident, mais également avec l’URSS qui l’avait porté au pouvoir, et même la Chine populaire. Après qu’on lui eut exposé le projet, le «capitaine» lui avait fait comprendre que c’était un marché de dupes «dont personne n’avait voulu faute de garanties». Elle décida néanmoins de se lancer seule dans l’aventure: «de se jeter dans la gueule du loup». L’expression est de Pattie Lee. Elle en rit, mais elle se souvient que c’était une décision intempestive. Comme elle est bien obligée d’admettre l’absurdité de son entêtement, je ne lui oppose aucune contradiction. L’histoire est passée par là pour balayer les derniers doutes de la pasionaria qu’elle voulait imposer à sa légende naissante. Elle croyait en sa bonne étoile: «Je rêvais dans mon rêve», chantera son idole quelques années plus tard (People have the power, 1988). «C’est cela qui m’excitait», conclut-elle avant de s’enfermer dans un long silence.

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