Sept.info | Avec Pattie Lee à bord de l’«Explorer» (4/6)

Avec Pattie Lee à bord de l’«Explorer» (4/6)

Nous sommes confortablement assis à la terrasse du Grand Café de Saint-Sernin-sur-Rance. Le soleil, qui semble vouloir briller pour le reste de la journée, nous réchauffe agréablement. Et c’est devant une poêlée de cèpes que Pattie Lee me raconte les aventures de l’«Explorer».

Jaeger Pattie Jaeger Pattie
Unique photographie connue de l'Explorer© S.C.

L’épisode se déroule trois ans après avoir quitté Corfou. Pattie Lee et son amant avaient acquis un petit caboteur de mer et de rivière, découvert dans un bassin du port charbonnier de Rotterdam. Le vieux Polaroid qu’elle me tend représente notre flibustière dans la timonerie. On dirait qu’elle pose pour la postérité, les deux bras négligemment appuyés sur la barre à roue gainée de laiton, parfaitement briquée. Elle fixe l’objectif avec l’assurance d’un cap-hornier. Elle porte une marinière et ses cheveux coupés au carré lui donnent un air de garçonne longtemps revenue des plaisanteries de marins. Cet instantané ressemble aux photographies mises en scènes pour être encadrées sur une cheminée: si c’est bien le décor d’un bateau de trafiquants, il n’en propose pas une image traditionnelle. Ici, tout est calme et tranquille. Son beau navire semble glisser paisiblement sur les eaux boueuses que charrient la Meuse et le Rhin. On ne serait pas surpris de voir des géraniums sur le pont, comme en cultivent les mariniers. Sa mission était de le convoyer jusqu’en Espagne, où son amant devait en prendre le commandement. Le voyage prévoyait d’être long et difficile, car il fallait notamment traverser le tempétueux golfe de Gascogne avant de franchir le détroit de Gibraltar où la navigation nécessite de l’expérience. Je l’imagine alors telle qu’elle se devait d’apparaître: rompue au maniement de la manille et du grappin, leste à virer de bord au premier danger pour sauver sa cargaison d’un naufrage ou d’un arraisonnement par les douanes. Droite dans ses bottes et son ciré jaune jusqu’au terme de son odyssée. Les missions clandestines se font souvent lorsque la mer est dure et le ciel zébré d’éclairs, car le courage des contrebandiers s’accommode des dangers qu’ils conjuguent avec l’abnégation des croyants. Au cours de ses trois années d’apprentissages, Pattie Lee en avait fait plus d’une fois l’expérience. Les difficultés successives qu’elle avait affrontées à chacune de ses sorties l’avaient aguerrie et définitivement mise en confiance. Le trafic serait en effet sans intérêt si le héros n’était parfois menacé du couperet. C’est pourquoi les récits qui en composent le légendaire forcent autant l’admiration. De toutes celles que m’a rapportées Pattie Lee, plusieurs mériteraient d’être contées. Elles sont toutes exemplaires. Mais cela nécessiterait un trop long catalogue où les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets. J’ai donc pris l’initiative de les rassembler en un seul épisode, où se trouvent réunis la plupart des ingrédients d’une expédition de fortune. Tel un concentré d’aventure; une histoire universelle dont elle serait «le pacha» – selon l’expression communément employée dans la marine. Seul maître à bord après Dieu, elle m’ordonne désormais de la tutoyer.

Armé sous pavillon maltais, l’Explorer avait été construit à Bremerhaven juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il avait servi de transbordeur pour la Kriegsmarine avant de perdre sa dernière bataille. Depuis, il n’a pas cessé de changer de noms, à diverses fins plus ou moins légales: autant dire qu’il avait non seulement subi le baptême du feu, mais que son pédigrée n’avait rien à envier aux barges de contrebande qui rouillaient dans la plupart des ports sans éveiller l’attention sur leurs actes de bravoure. Beaucoup de ces vieilles coques sans aveu attendaient vainement qu’on les renfloue; car elles refusent de mourir autrement qu’à la mer. Lorsque Pattie le découvrit dans son habit de rouille et de lumière, son cœur se mit à battre. Ce fut une évidence au premier regard: ils allaient se donner l’un à l’autre. Les gens de mer et les bateaux partagent des amours réciproques qui ne s’expliquent pas. Aussi, quand elle découvrit cette baille oubliée, ce fut pour elle une évidence: ils allaient se donner l’un à l’autre, ils s’aimeraient de passion. Pour autant, elle n’avait pas pour les bateaux que les yeux humides de Chimène. Elle avait aussi le sens marin et celui de ses responsabilités. Son expertise était rodée et son choix validait le cahier des charges du «capitaine», qui avait exigé que l’élu possède des cales assez vastes pour contenir deux mille caisses de cigarettes. Par contre, comme elle devait le convoyer en Méditerranée sans escale pour des questions évidentes de discrétion, il était indispensable qu’il ait une autonomie suffisante en carburant; ce qui n’était pas le cas de l’Explorer. Qu’à cela ne tienne: elle compenserait la trop faible capacité de ses réservoirs en y stockant des dizaines de barils de gasoil qu’elle alla marauder sur les docks. S’étant parfaitement acquittée de cette tâche, elle me dit avec cette infinie candeur qui la caractérise et qui lui sied si bien: «J’ai toujours été dégourdie!» Elle est de cette génération qui ne se préoccupe pas des conséquences de ses actes, qu’elle conjugue toujours au présent. «Le seul temps de la conjugaison qui ne fait pas vieillir!»

Les compagnons qu’elle avait recrutés à Rotterdam n’étaient pas les hippies désenchantés qu’elle avait fait jadis venir en Grèce, mais des têtes-brûlées recrutées dans les quartiers chauds. Les prostituées dont elle recherchait volontiers la compagnie lui avaient chaudement recommandé l’aréopage de marins en rupture de contrat et sans solde… qui leur avaient promis le mariage s’ils faisaient fortune! Elle recruta donc deux de ces matelots à la dérive, un peu par charité: «J’ai toujours fonctionné comme ça». C’est ainsi qu’elle concluait souvent ses phrases. Elle n’aura pas à s’en plaindre: ils ressemblaient trop à son bateau. Ils ressemblaient trop à son bateau. Trois semaines plus tard, ils appareillaient discrètement au coucher du soleil. Cap sur l’Espagne! Après avoir franchi les canaux, ils avaient atteint la mer du Nord et s’apprêtaient à pénétrer dans l’Atlantique. Il restait à doubler le mythique rocher de Gibraltar, avant de faire route sur les Baléares, puis en direction de la Catalogne où l’attendait son amant. Il y avait encore deux semaines de navigation quand le bateau fut mis à rude épreuve par une soudaine tempête. Au premier tangage, le fuel contenu dans les barils entassés sur le pont s’échappa: ce qui rendit la manœuvre presque impossible. Plus tard, les moteurs perdirent de leur puissance alors qu’ils avaient donné toute satisfaction jusqu’ici. Je cite dans son intégralité les propos du capitaine Pattie Lee: «Sans moteur sur une mer déchaînée, il fallait que j’assume la responsabilité qu’on m’avait confiée. Il en allait de ma crédibilité et de mon autorité, car les matelots de circonstance qui m’accompagnaient s’en remettaient entièrement à moi… Je crois qu’ils auraient été capables des réactions les plus imprévisibles si j’avais manqué à ma parole de les conduire à bon port.» 

Chez les gens de mer, l’autorité est associée à la confiance; elle vaut toutes les assurances. Un équipage délaissé, qui se croit abandonné, est capable des pires extrémités. N’ayant plus d’autre choix, elle fit tirer les fusées de détresse au risque d’attirer l’attention sur leur odyssée. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit, après avoir dérivé durant plusieurs heures, que les contrebandiers en perdition furent enfin pris en remorque par un cargo soviétique. «Merci, camarades!» C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent à La Corogne, loin de leur route. Après d’interminables négociations, les réparations purent enfin commencer. «Le plus difficile, précise-t-elle, fut de convaincre notre commanditaire de notre bonne foi.» Ils restèrent plus de dix jours dans l’attente des pièces de rechange. Les hommes se relayaient sur le chantier, tandis qu’elle s’était installée dans une auberge des environs. «Par chance, assura-t-elle, nos cales étaient vides et ne risquaient pas de nous trahir.» Chaque jour elle se rendait au bureau de poste en espérant le mandat qui lui permettrait de payer la réparation des moteurs et l’occupation du chantier. «Je voyais fondre les bénéfices de l’opération et je m’en voulais d’être à l’origine de la panne qui nous immobilisait.» Car elle avait omis de vérifier si les prises d’eau à la mer étaient ouvertes avant d’entamer la traversée. Cet oubli avait conduit à la surchauffe des moteurs. «Ma responsabilité était engagée et mon honneur mis à rude épreuve… si bien que j’ai sérieusement envisagé de quitter le métier.» Ses compagnons lui pardonneront ce faux-pas et son amant ne lui tiendra pas rigueur de cette négligence. «On nous a si souvent comparés à Bonnie Parker et Clyde Barrow, s’amuse-t-elle à m’expliquer; à tel point que j’avais fini par y croire. Il était inenvisageable qu’on se sépare. L’amour nous incarnait dans les rôles intemporels de Faye Dunaway et Warren Beatty.» Cette escale forcée lui permis de se mêler aux petites gens de la zone portuaire que décrit si bien Georges Simenon. Mais à la Corogne, c’est à Pedro Almodovar qu’elle fait référence, dont l’œuvre encore embryonnaire décrivait déjà les drames, les misères et les passions des petites gens qu’elle aime tant: marins homosexuels, femmes fatales, travestis échoués alimentent un catalogue foisonnant d’anecdotes insolites où je m’égare volontiers, tant est riche et tortueux le cours de ses pensées. Elle est un véritable prestidigitateur, qui ne lasse pas de me surprendre au point que j’en conserve une émotion confuse; comme si j’étais entré dans le film de sa vie au milieu de la projection, sans bien saisir parfois tous les tenants de l’intrigue. Avec près d’un mois de retard sur le calendrier, l’Explorer arriva finalement en vue de Cadaquès, où Salvador Dali avait installé ses chevalets dans les années 1930. «Officiellement, nous venions reconnaître l’épave d’un cargo britannique torpillé le 8 août 1917 par un sous-marin allemand dont je ne me souviens plus du nom; mais c’est un spot de plongée reconnu où se pressaient déjà les curieux et les photographes amateurs.» Comme j’avais déjà fait quelques recherches à ce sujet, je lui cite un peu présomptueusement le nom du Llanishen: «C’est possible», me répond-elle en finissant son café froid. Car ses souvenirs sont ailleurs: au fond d’un coffre où les trésors ont une bien plus grande valeur.

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