Elle n’était pas faite pour le crime (5/6)

© S.C.
Photographie prise à bord du Don Juan lors de la dernière croisière de Pattie Lee. 

Dans deux jours, j’aurai quitté le monde fantastique de Pattie Lee dont je me suis fait le témoin fidèle et le patient interprète. Le dépositaire des errements de sa mémoire et de ses facéties.

Témoin de ses envolées théâtrales, je n’ai pas d’autre choix que d’entériner ses démystifications lyriques et de me dire que ses libertés lui appartiennent. Et qu’à ce titre, elles feront référence. Je suis historien, et tous les reportages que j’ai publiés l’ont été à l’aune de quelques grands devanciers tels qu’Albert Londres, Joseph Kessel, Lucien Bodard ou Sylvain Tesson. Sur la surenchère à laquelle il se sont tous livrés, l’essayiste français Jean-François Kahn les excusait au nom du «plaisir d’écrire»! Il n’y a pas d’imposture tant qu’on ne trompe pas le lecteur, enchérissait Franz-Olivier Giesbert, alors directeur du Point. Au titre d’historien, j’ai souvent dû patiemment expliquer qu’en l’absence de documentation, la preuve par la littérature cautionne les évènements qui se sont ancrés dans la mémoire collective. J’en ai fait le ressort de ma thèse de doctorat sur la piraterie.

Ce matin, je me réveille lentement. Le silence qui règne dans la maison m’invite à la patience. Dans la salle à manger, mon interlocutrice semble pensive; à l’écart de sa nouvelle vie, qu’elle mène depuis qu’elle s’est installée dans l’Aveyron, il y a plus de quarante ans. Sans faire de vagues. Dans une retraite anonyme depuis qu’elle s’est retirée de la contrebande. On ne s’acquitte pas d’une passion sans défier le destin. La parenthèse qu’elle a consenti d’ouvrir pour en explorer les rivages avait le destin d’être éphémère: c’était dans la logique des choses. Son heure était venue de rendre des comptes. Elle a su la saisir. La journée s’avère chargée d’émotions et de coups de théâtre. Jusqu’ici, la «bande à Pattie» avait loyalement exercé son métier. «Trop souvent comme des tâcherons», me confiera-t-elle tout de même au terme de notre dernier entretien. Ce qui signifie qu’elle a toujours respecté la déontologie de ses pairs, la tradition de ses héros; et qu’au jeu de l’honnêteté elle s’était aliéné des occasions de faire fortune. Or la course au trésor est une aventure dont les dés sont pipés, où se sont les plus malveillants qui gagnent: autour des grimoires, les escrocs ont toujours raison. N’ayant pas la notion des lendemains qui déchantent, le couple qu’on disait «mythique» ou «maudit» selon qu’on les admirait ou les redoutait, vivait au jour le jour et jouait ses gains comme il hypothéquait sa vie, sans jamais thésauriser. Sans «voir venir». «L’argent ne fait pas le bonheur!» Avec Gilles Lapouge, homme de radio, écrivain et journaliste, nous avons souvent évoqué sur France Culture la situation précaire des «gueux de mer» auxquels Pattie Lee se réfère volontiers. C’est ainsi qu’ils ont vécu pendant cinq ans, ne refusant pas de convoyer les yachts souvent luxueux que leur confiaient des hommes d’affaires fortunés. Entre deux trafics, «c’était agréable de nous retrouver sans équipage, et de profiter d’une croisière sans contrainte et sans obligation que celle de les ramener à leur propriétaire». Quand je l’invite à m’expliquer cette contradiction, elle me répond sans sourciller qu’elle ne dédaigne pas de goûter à «la vie de château» quand elle se présente et que ces fastueuses parenthèses ne contredisaient pas ses convictions. Dans La coupe et les lèvres, Alfred de Musset ne s’était-il pas exclamé: «Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse!» Il n’était pas question de contester le romantisme du poète. Jusqu’à ce qu’en 1979, un évènement inattendu vienne interrompre la belle harmonie que Pattie Lee avait su patiemment construire avec son amant, tout en libertés, sans compromissions. «C’était à la fin de l’été», avance-t-elle sans pouvoir le confirmer. Elle se souvient que le paquebot France venait d’être vendu à un armateur norvégien. Ce scandale national avait soulevé d’immenses protestations et s’était imprimé dans la mémoire collective. Cette même année, Joseph Kessel est mort. Lorsque je lui fais remarquer que le dernier acte de son histoire s’est joué tandis qu’elle était en villégiature, en croisière d’agrément et non pas en expédition, c’est le fantôme de Pattie Lee que j’invite à me répondre. «Je me souviens d’une navigation sans gloire qui n’a pas tenu ses promesses», me dit-elle à regret. Je pense plutôt qu’elle fut pleine d’enseignements, comme un conte de fées qui se finit mal. Elle en fut indiscutablement traumatisée. Si bien qu’elle a beaucoup de difficultés à m’exposer les faits dans l’ordre, tels qu’ils se sont déroulés au cours de leur première nuit. «Elle avait pourtant si bien commencé.»

Le Don Juan était une goélette en bois qui portait fièrement son âge. Construite à Buenos Aires en 1920, elle avait fait de nombreuses fois le tour du monde et connu plusieurs propriétaires avant d’être restaurée pour le compte d’un armateur grec. Il avait été prévu de la convoyer du chantier de Reggio de Calabre jusqu’à Limassol, dans la partie grecque de l’île de Chypre – dont la partition relevait encore d’une histoire récente. «Après quoi nous devions reprendre nos activités de contrebande en mer Egée que nous connaissions si bien, où nous avions tissé des relations étroites avec tous les trafiquants du golfe de Thessalonique, jusqu’à Izmir et Antalya.» La croisière s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. La grande goélette taillait sa route à cinq nœuds par une faible brise du noroît. La mer à peine formée la faisait glisser comme sur un miroir. Bâbord amure. A la timonerie, le matelot qui les accompagnait baillait aux corneilles sous les étoiles lorsque, tout à coup, le radar l’avertit d’une présence importune: un point lumineux s’approchait à grande vitesse. «De toute évidence, nous étions pris en chasse!» Ayant souhaité que je n’enregistre aucune de nos conversations, Pattie m’a laissé toute liberté d’interpréter les faits qu’elle s’apprête à porter à ma connaissance; libre à moi d’en reconstruire le récit. Je la cite ainsi que mon souvenir et mes notes me restituent la scène. La cabine dans laquelle ils se trouvaient le capitaine et sa maîtresse était située à l’avant du carré. Des photographies en noir et blanc de sa construction et de son lancement étaient vissées sur ses parois percées de deux hublots. Des appliques en bronze l’éclairaient d’une douceur tamisée. C’est dans ce décor de bois précieux qu’ils s’étaient échappés pour faire l’amour, dans le bruit et la fureur, comme il sied aux écumeurs de mer assoiffés de batailles, enivrés de victoires! Ils avaient consommé leur passion avec toute l’imagination de leur jeunesse et s’apprêtaient à sombrer dans une somnolence lascive promise à de nouvelles joutes, quand ils furent subitement interrompus… A cet instant du récit, je savoure les images que la brutalité des évènements a laissées en suspens. Mais Pattie Lee me rappelle à l’ordre des choses: «On n’avait pas fini de tirer des bordées!» dit-elle, brusquement confrontée aux évènements de cette nuit-là. C’est dans la précipitation et la plus grande confusion que les deux amants se retrouvèrent dans la timonerie, fouillant la mer à la recherche du bateau qui semblait les pourchasser: «Nous ne pouvions échapper à cette vedette rapide face à laquelle nous perdions rapidement du terrain, sans savoir si elle envisageait de nous dépouiller ou s’il s’agissait des autorités maritimes cherchant à nous contrôler.» 

Comme il n’y avait aucune marchandise à bord, ce n’étaient certainement pas des pirates. Et comme ils naviguaient dans les eaux internationales, il était peu probable que ce soit une vedette des douanes. J’en étais là de mes réflexions, sans pouvoir tirer la moindre conclusion, car l’aventure de la contrebande invente parfois des scénarios improbables qui peuvent rapidement tourner au drame. «Nous étions tous les trois à scruter la mer dans la direction indiquée par le radar, poursuit-elle, et nous n’allions pas tarder à comprendre ce qui nous arrivait.» Encore tout imprégnée de la sueur de son amant, Pattie Lee avait enfilé un vêtement saisi dans la précipitation tandis que le «capitaine» était sorti nu de la cabine. «Aussi, confesse-t-elle, la scène que nous étions en train de vivre m’apparut-elle tout à fait grotesque en dépit du danger qui fondait sur nous.» Comprenant qu’il ne pourrait se dérober, le Don Juan affala sa grand-voile afin de réduire sa vitesse. Quelques minutes plus tard, un projecteur balayait le pont et les sommait de mettre en panne. Puis une voix dans un mégaphone leur intima l’ordre de se montrer «les mains sur la tête, bien en évidence.» Et Pattie Lee de s’exclamer, encore choquée: «C’était une vedette des garde-côtes!» Une mitrailleuse était pointée sur eux. «Je pensais sincèrement que la situation n’allait pas tarder à se résoudre, puisque nous n’étions que des plaisanciers; et dans le cas contraire, l’argent que nous conservions dans le coffre du bord résoudrait certainement le problème… car il pouvait s’agir tout aussi bien d’un acte de piraterie commis par un commando des douanes en rupture de ban, comme nous en avions connu par le passé dans cette région d’Italie.» 

La suite prouvera que les douanes et la justice italienne étaient à l’initiative de l’arraisonnement du Don Juan. Ce qui n’a pas empêché Pattie Lee d’affirmer avec le plus grand sérieux: «Cette nuit-là, je fus particulièrement contrariée qu’on nous ait interrompus dans nos ébats…» La preuve était faite que j’avais devant moi la femme que j’étais venu débusquer. La goélette était devenue prise de guerre, la victime d’une vendetta qui se jouait à huis clos. A bord du Don Juan, la comédie virait au drame. Le «capitaine» et le matelot furent conduits dans la cabine où régnait le désordre indécent d’une nuit de débauche. Pattie Lee fut quant à elle menottée, isolée de ses «complices» et consignée sur la vedette des garde-côtes pour y être interrogée. On l’accusait de faire du trafic d’armes! «Pour la première fois depuis que j’avais pris la mer, je fus obligée de décliner ma véritable identité. Or je craignais que la simple évocation de mon passé révolutionnaire me désigne comme une terroriste aux yeux des autorités italiennes, qui n’hésiteraient pas à m’inculper pour crime contre la sécurité de l’Etat.» Je rappelle que cet épisode se déroulait à l’époque où l’Italie sortait à peine des années de plomb; et qu’elle était encore traumatisée par la vague d’assassinats politiques qui l’avaient ensanglantée. Par quelle porte dérobée de son histoire pouvait-elle échapper à cette inquisition, prête à l’accuser de collusion avec les Brigades rouges?

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