J’apprends tout d’abord qu’elle n’a pas tout de suite repris son nom de jeune fille sage à sa sortie de prison, contrairement à ce qu’elle a d’abord tenté de me faire croire. Sans l’appui de son amant et de ses anciens compagnons d’aventure, dont elle était sans nouvelles depuis «l’affaire du Don Juan», elle n’avait personne à qui se confier, vers qui se tourner. C’est tout d’abord à Malte qu’elle trouva refuge, grâce à des gens rencontrés sur le bateau qui reliait Catane à La Valette. Elle y séjourna dans le plus grand secret, jusqu’à ce qu’elle croise la route de ses vieux démons. Alors qu’elle s’était engagée comme équipière sur un voilier qui faisait du charter entre l’Europe et le Maghreb, elle fut sollicitée pour faire passer toutes sortes de marchandises en fraude, pour lesquelles elle toucha une maigre commission. Au bout de quelque temps, comprenant qu’elle trempait dans un trafic de drogue, elle voulut prendre ses distances. Mais elle avait mis la main dans un engrenage qui devenait dangereux et qui, moralement, la mettait en conflit avec sa conscience. Durant les années de contrebande qu’elle avait pratiquées jusqu’à son arrestation, elle n’avait jamais convoyé que des cigarettes. «Ce n’est pas au moment de sortir de prison que je vais renier mes convictions», lança-t-elle effrontément à ses nouveaux partenaires qui tentèrent de la menacer. Très vite, elle se rendit compte que l’aventure insouciante n’était plus au rendez-vous. Elle crut tout d’abord que la chance lui avait tourné le dos, puis elle comprit qu’elle avait plus prosaïquement changé d’époque. A l’escale suivante, elle avait quitté le bateau et s’était enfuie par crainte des représailles dont on l’avait menacée. Ce qu’elle n’a jamais su, c’est qu’elle a bénéficié de la protection et de l’aide anonyme de son ancien amant pour se rendre en Tunisie, puis en France, où elle s’installera finalement au début des années 1980.
Je le sais aujourd’hui de l’aveu même de l’ancien amant de Pattie Lee, que je suis allé rencontrer dans les îles de la Caraïbe. Comme un codicille aux entretiens de Saint-Sernin-sur-Rance, voici le compte-rendu de ce que j’en ai rapporté. Il fut tout d’abord étonné par ma démarche. Il ne semblait plus porter le moindre intérêt à l’affaire qui m’avait conduit à le solliciter. Notre opiniâtreté lui apparaissait non seulement intrusive, mais inconvenante à ses yeux. Il invoqua le respect de la vie privée et des faits qui, selon lui, n’étaient pas prescrits. Ses défenses ont néanmoins cédé plus facilement que je ne l’espérais: il aura suffi d’une invitation à dîner… et de quelques punchs! C’est ainsi que l’ancien «capitaine» se livra au jeu des questions parfois sournoises que je lui posai. Il avait craint tout d’abord que la publication de cette enquête le rattrape et réveille un passé qu’il avait savamment dissimulé. Or, très vite rassuré sur mes intentions, et par l’assurance qu’il ne serait pas cité nommément, il commença par avouer que c’était sous la pression des douanes italiennes qu’il avait compromis Pattie Lee dans «l’affaire du Don Juan». Contraint de leur sacrifier sa maîtresse pour une opération de basse politique, il avait cédé sous la menace d’une interdiction de pénétrer dans les eaux territoriales italiennes; ce qui aurait nui à ses affaires et dangereusement contrarié ses principaux commanditaires. Et tandis que le soleil disparaissait dans la mer, la petite ville de Deshaies s’était enfoncée dans la nuit tropicale. C’est autour d’un verre de rhum arrangé dont il tenait la préparation d’un vieux planteur de canne à sucre, que l’ancien amant, prisonnier de sa trahison, s’épancha finalement sans qu’il eût été nécessaire de le prier. Ni de le séduire au-delà des apparences. Si cette confession était inattendue, elle expliquait pourquoi Pattie Lee, poursuivie par les convoyeurs de drogue qu’elle s’était aliénés, avait pu regagner la France saine et sauve. «Lorsque s’est retrouvée piégée dans un dangereux trafic de drogues, le milieu de la contrebande avait changé, ce n’était plus celui qu’elle avait fréquenté naguère. Apprenant le danger qu’elle courait, je me suis arrangé pour rembourser ses créanciers et me suis porté garant de ses manquements pour autant qu’elle disparaisse.» Ces confidences arrachées à l’oubli m’ont permis de reconstituer par fragments épars une partie de la face cachée des souvenirs que Pattie Lee avait mis sous le boisseau. Et que très progressivement j’ai pu débusquer, comparer, certifier.
C’est au terme de cette ultime odyssée en Méditerranée que Pattie Lee a repris le nom de ses parents. D’abord, la fugueuse repentie fut très mal accueillie par sa famille. «Je n’ai jamais retrouvé la lettre que j’avais eu tant de mal à rédiger», me certifie-t-elle en guise de sa bonne foi. Quoi qu’il en soit, pour qu’elle fût accueillie comme l’enfant prodigue, il aurait fallu qu’elle expie ses erreurs, fasse amende honorable et surtout bonne figure. Il faudra du temps pour que la résilience l’emporte. La honte dont elle s’était soi-disant couverte exigeait une assurance pour que son retour en grâce fût recevable: la promesse d’une vie bien ordonnée qui nierait son passé. «C’était devenu un terrible secret de famille», soutient-elle toujours désabusée. La queue d’une comète qui ne finira jamais de se consumer. Elle comprenait que c’était trop d’humiliation pour eux. Mais elle refusait l’acharnement qu’ils mettaient à vouloir la déposséder d’elle-même. Ils ne seront qu’un très petit nombre à connaître sa véritable histoire; un cercle très privé, presque clandestin et à jamais silencieux à lui donner raison sur son passé. Elle accepta donc d’enfouir son secret dans le puits sans fond que sa famille avait savamment creusé, d’où la «scandaleuse vérité» ne devait jamais remonter. Aussi n’a-t-on cessé de répéter la même rengaine à propos de son départ: «Elle voulait courir le monde!» Et puisqu’elle n’était pas revenue cousue d’or, on se targuait d’exhiber le roman fictif d’une vie qui définissait en creux la bourgeoisie catholique exemplaire dont elle était issue. Les raisons qui l’avaient poussée à bourlinguer importaient moins que la reconnaissance de ses erreurs. Désormais clonée à la mesure du bornage familial, politique et religieux, le double de Pattie Lee, officiellement expurgé de ses scories malheureuses, pouvait espérer l’indulgence qu’elle avait craint impossible. Les apparences étaient sauves. Mais au fond d’elle-même couvaient des cendres encore incandescentes. Il ne lui restait plus qu’à se jouer des pièges qui pouvaient à tout moment la trahir et la dénoncer, dans une vie nouvelle qu’elle allait reconstruire à l’aune d’un mensonge, d’une mystification forgée à force d’abnégation et de détermination. Pour survire à sa propre infidélité. Elle avait à peine plus de trente ans, et des fantômes pour seuls témoins de son passé.
C’est sur le commerce des objets d’art qu’elle jeta son dévolu et qu’elle installa son nouveau décor. «Il me rappelait les compromis douteux du trafic interlope et les drôles de méthodes qui participent d’une pratique complaisante», m’a-t-elle avoué lors de notre dernière soirée. Avec un sourire entendu. Ses proches parents, inquiets de cette reconversion, n’ont eu de cesse de l’admonester dans son nouveau choix de vie. Mais le mouton noir de la fratrie ne se laissa pas abuser par leurs menaces; elle se donna les moyens d’opposer ses préférences aux velléités récurrentes qui menaçaient de la faire rentrer totalement, définitivement dans le rang. Il faut dire que le milieu de la brocante et des marchés itinérants compte son lot de marginaux parmi lesquels se mêla complaisamment l’ancienne contrebandière devenue chiffonnière. Transactions opaques et paiements en liquide laissent plus d’ombres que de traces, et souvent des doutes sur la provenance de la marchandise dont l’origine se perd dans la brume des petits arrangements de complaisance. J’ai fréquenté nombre d’antiquaires et de brocanteurs au cours de ma vie de collectionneur d’objets de marine. Or c’est partout la même engeance et les mêmes pratiques. Ils se fondent dans le même décor aux quatre coins du monde. Comme au temps de Pattie Lee, ses nouveaux compagnons font de leurs clients – pas toujours très regardants – les complices discrets d’un métier au charme balzacien. Ils disent pour s’en disculper qu’ils «entretiennent une tradition». Qui ne s’est pas flatté d’avoir fait une bonne affaire au détriment de sa conscience, d’être fier de sa petite escroquerie et de s’en prévaloir dans les dîners en ville? Un trophée «négocié» fera la fierté d’une collection. Je pourrais faire valoir de nombreuses anecdotes personnelles pour justifier ce comportement jugé «pas bien méchant». Dans la tradition des pilleurs d’épaves, je me suis accordé quelquefois un «droit de bris» sur les étals des vide-greniers. Certains objets de ma collection furent acquis dans des conditions incertaines, voire douteuses, que ma bonne foi a vainement tenté de justifier. Je me souviens notamment d’une liasse de documents historiques découverte chez un brocanteur des environs de Fontainebleau. Je travaillais alors sur la biographie du corsaire niçois Joseph Bavastro, qui s’était mis au service de Napoléon. J’étais entré sans intention particulières dans une boutique où le tout-venant le disputait à quelques reliques impériales provenant d’une succession. Dans le fatras de la caverne d’Ali Baba où le flair et le hasard s’étaient entendus pour me guider, j’avais senti la bonne affaire. Ce jour-là, mon amour pour la chasse aux trésors m’avait conduit sur une piste qui s’était avérée particulièrement instructive et qui pouvait illustrer mes recherches sur les contributions financières de la guerre de course. Au-delà des classiques abordages et des histoires de rapts et de rançons qui émaillent ce genre de récits. J’avais pris le temps de m’insinuer dans les coins obscurs de la boutique et d’y déplacer savamment les nids de poussière qui s’y étaient accumulés, là où plus personne ne s’était aventuré depuis longtemps. Une perle est souvent captive des strates de l’oubli. C’est alors que je découvris ce que je ne cherchais pas: sous une pile de vieux Jours de France datant des années où ma mère les accumulait déjà sur la table basse du salon de mon enfance, se trouvait enfouie la preuve des campagnes du corsaire de Nice dont je devenais, à cet instant précis, le dépositaire historique. Quatre extraits des «Registres du Greffe du Tribunal de Commerce de Marseille» s’offraient à moi, dans lesquels se trouvait consignée la liquidation des prises faites au cours de l’année 1810 par la corvette Joséphine. Cette preuve, qui expliquait le séquestre des biens de l’armateur par les autorités de tutelle de la Marine, ne pouvait être ignorée pour ma démonstration! Je me devais donc de les acquérir quelle qu’en fût la provenance, d’autant plus que ces documents ne se trouvaient pas dans les archives que j’avais assidûment fréquentées. Ma décision ne souffrait aucune hésitation: je les ai donc achetés au détriment du domaine public, sans le moindre état d’âme. Le brocanteur lui-même semblait ignorer la provenance de ces papiers jaunis légèrement écornés, qui se trouvent désormais rangés dans mon coffre de corsaire. Les ayant publiés par la suite, je me flatte de les avoir indirectement restitués au patrimoine maritime. A l’Histoire qui en avait perdu la trace. Il y a parfois de bons filons dans une gangue inexplorée, une pièce rare destinée à des amateurs qui mettront le prix, enchériront même pour se l’approprier. La transaction se déroule presque toujours sans témoin, et comme jadis les fermiers généraux, l’administration fiscale devra faire l’impasse sur sa part de profit; le commerçant ne sera pas imposé sur son chiffre d’affaires et le client profitera de cette opération blanche pour les caisses de l’Etat. Louis Mandrinn’eût pas fait mieux et l’ombre de Pattie Lee, penchée sur sa nouvelle vie, s’était un peu retrouvée dans cette activité qu’elle avait si bien maîtrisée naguère. La place de l’ancienne marginale ne détonait nullement au milieu du petit peuple des braderies. Elle contribuait au bonheur des bourgeois qui sortent en famille le dimanche, pour digérer le gigot et le saint-honoré. Au milieu des années 1980, la contrebandière fraîchement relaxée s’était donc remise en selle. Délestée de son passé vénéneux, elle avait progressivement retrouvé la confiance de ses proches et s’était fait des relations, un cercle d’amis dans son milieu professionnel qui la rendaient à sa nature joyeuse et décomplexée. Une aventure inédite commençait pour elle sur les décombres de ses années de bohème. Précurseure d’une génération libérée de ses entraves, la nouvelle reine de la brocante avait conquis le droit de prendre sa revanche et ses contemporains le devoir de la lui concéder. Elle avait pris l’habitude de parcourir les routes de France à bord d’un vieux van Volkswagen acheté à des hippies reconvertis, dormait sur les parkings pour être la première à déployer son étal pour une journée de brocante. Elle avait progressivement retrouvé sa place dans la société, conquis une attention moins hostile qu’amusée lors des réunions de famille et, finalement, les années passant, son reflet dans le miroir.