Le témoin s'avança:
- Ses moustaches étaient bien fournies, et bien qu'il les ait taillées je le reconnais formellement; ses cheveux, qu'il avait très noirs, abondants, longs et naturellement bouclés, lui donnaient assez l'air d'un prédicateur londonien aux tendances prophétiques, expliqua-t-il posément à la cour. Il avait un port expressif et l'esprit fier, entreprenant et prêt à tout. Cet homme, que les juges allaient condamner à mort en ce mois de janvier 1830, s'appelait Benito de Soto. Il était natif de La Corogne et venait d'être reconnu coupable de piraterie contre un grand nombre de bâtiments de commerce, et plus spécialement contre le Morning Star dont la mésaventure fit beaucoup de bruit de l'Espagne jusqu'en Angleterre. Or, bien qu'il eût été un prédateur insatiable, un forban sanguinaire sans excuse ayant mérité cent fois la corde, cet homme allait finalement payer pour les crimes de quelqu'un qui s'entendait mieux que personne dans l'art du brigandage maritime et sur qui l'on n'avait jamais pu mettre la main. Un être insaisissable, une espèce de commanditaire du crime qui savait conduire une action tout en en contrôlant le risque. Ce personnage mystérieux apparaissait en filigrane dans la vie de Benito de Soto, mais aucune accusation formelle proférée contre lui ne vint alléger la peine infligée pour l'exemple à son malheureux bouc émissaire.
– Est-ce vrai que vous avez découvert un poignard sous l'oreiller de l'accusé? demanda le président du tribunal à la petite servante de l'auberge où Benito avait été appréhendé par la maréchaussée.
– C'est exact, my lord. Puis elle fut reconduite à son banc.
– Votre malle..., reprit le président après avoir consulté ses assesseurs, votre malle, me dit-on, contenait des vêtements de femme et des documents relatifs au chargement de plusieurs bâtiments qui ont disparu sans laisser de traces.
Benito balbutia quelques explications incohérentes avant de se réfugier dans un silence hautain. Un reporter, qui enquêtait sur l'affaire du Morning Star et suivait son procès pour un journal de l'époque, prétendit que le forban se déguisait pour perpétrer ses forfaits: «Puis il retrouvait son identité jusqu'à ce qu'une nouvelle opportunité se présente à lui. Devant cette énigme, ajoutait-il, la police et l'opinion se sont perdues en conjectures.» Peu de temps avant son arrestation, l'accusé s'était installé dans une auberge de Londres et menait grand train sans s'inquiéter de la rumeur qu'il attisait par ses débordements, comme s'il cherchait à attirer l'attention. Comme par provocation. Quand on lui demandait d'où venait l'argent qu'il dilapidait ainsi, il répondait qu'il avait fait fortune dans les Amériques et qu'il ne tarderait pas à repartir…
Ce jour de novembre 1827 où le dénommé Benito s'engagea sur le Defensor, la petite goélette espagnole de quatre-vingt-dix tonneaux n'était qu'un modeste négrier partant pour l'Afrique occidentale. A cette époque, le trafic de «bois d'ébène» était encore légal en Espagne ainsi qu'au Portugal, et se pratiquait à très vaste échelle dans tout le Nouveau Monde en dépit des mouvements abolitionnistes et des lois qui, depuis 1815, contrôlaient ce trafic dans la plupart des grandes puissances européennes. Le chargement de cette précieuse cargaison d'esclaves s'effectuait sur des territoires assignés par conventions, et les prix variaient dans les limites fixées entre les armateurs et les colons qui les pourvoyaient.
Le capitaine portugais don Pedro de Suza Sarmiento quitta donc Buenos Aires pour une nouvelle traversée de l'Atlantique à bord du vieux Defensor, dont les voyages réguliers avaient rendu sa silhouette familière à beaucoup de marins. Destination: la Guinée. Cette fois-ci, pour compléter son équipage et diminuer ainsi les frais d'exploitation de son négoce, il avait enrôlé une quinzaine d'anciens pirates cubains dont les mines patibulaires eussent effrayé plus d'un officier de commerce. Dans la touffeur de la cale, que la claire-voie du panneau de pont ventilait à peine, des dizaines de caisses remplies de pacotille attendaient d'être échangées, sous haute surveillance, contre de jeunes esclaves que les guerres tribales fournissaient aux marchés d'Amérique du Sud à flots continus. Pour quelques décennies encore et les précieux bénéfices d'un nombre croissant d'actionnaires. Pour ceux qui trafiquaient de la sorte et qui faisaient fortune sur le dos d'une partie de l'humanité, l'étalon de valeurs, écrira Théodore Canot en 1854, c'était un homme dans la force de l'âge et qui tenait lieu de lettre de change, un bien facilement négociable partout dans le monde. Et l'ancien trafiquant de conclure: «Voilà pourquoi le génie financier de l'Afrique, au lieu de choisir les billets de banque et les métaux précieux pour agents monétaires, avait décidé que la créature humaine était encore ce qu'il y avait de plus précieux...» Le voyage, qui dura plusieurs semaines, se passa sans histoires; mais tout laisse à penser que les événements qui allaient se dérouler sur la côte africaine avaient été mûrement réfléchis et préparés par les mutins du Defensor au cours de sa traversée. Tout pirate qu'il était, le commandant de Suza allait avoir affaire à des forbans rompus depuis longtemps à toutes les illégalités.