La scène est rapportée au début de L’arche des Kerguelen: voyage aux îles de la désolation (Flammarion, 1993): un enfant – vous-même – adossé à un sac de farine lisant un livre. Cette image d’Epinal est-elle conforme à la réalité?
Absolument. Cette boulangerie familiale, qui d’ailleurs sera l’un des éléments centraux du livre que je suis en train d’écrire, a joué un rôle déterminant dans ma vie, celle de journaliste en particulier. A propos de ce métier, je suis frappé que l’on ne fasse jamais allusion aux avantages que d’évidence les cinq sens nous prodiguent dès lors que l’on découvre une situation ou rencontre un individu. Les odeurs, les lumières, la chaleur propres à cette fameuse boulangerie ont d’emblée aiguisé mes curiosités. Appréhender un décor, respirer une atmosphère, serrer une main ne sont pas d’anodines intentions. Souvent les sens fournissent davantage d’informations qu’un interrogatoire de police. Qui plus est, j’ai d’emblée assimilé que les cinq sens avaient d’autant plus de chance de révéler une réalité s’ils s’additionnaient les uns les autres. Durant ma captivité (alors grand reporter à L’Evénement du jeudi, il fut enlevé à Beyrouth le 22 mais 1985. Il ne sera libéré que 1’167 jours plus tard, le 4 mai 1988, ndlr), même les yeux bandés, je voyais. Accessoirement, et par jeu, je me suis souvent interrogé: et si mon père avait été boucher? Le fournil a un côté amniotique, maternel, enveloppant, alors que la boucherie, c’est plutôt le règne du carné que l’on frappe, que l’on coupe, que l’on tranche; un monde de violence et de sang. Paradoxalement, il me plaît d’admettre que le journalisme a davantage à voir avec la boucherie qu’avec la boulangerie. Il importe de bousculer son interlocuteur, de le dépouiller, de l’abattre, voire de l’assommer. Etais-je vraiment fait pour ce sacerdoce? Je me pose la question.
Quel type de livres lisait le gamin du fournil?
En majorité des livres illustrés. Appelait-on cela déjà des bandes dessinées? Je n’en suis pas certain. Il y avait Les belles histoires de l’oncle Paul imaginées en particulier par Jean-Michel Charlier et publiées chaque semaine dans Spirou. C’est ainsi, que j’ai pris connaissance du destin tout à fait tragique du chevalier de Kerguelen. Une autre publication, catholique, me mettait en joie à cette époque: Fripounet et Marisette qui proposait en feuilleton les Sylvain et Sylvette de Maurice Cuvillier. Ma vision du monde doit beaucoup aux divers personnages archétypaux qui s’exprimaient dans ces histoires...
Y avait-il d’autres livres à la maison?
Quasiment pas. Même si ma mère avait horreur de passer pour une femme de peu de culture, chez nous, les livres faisaient défaut.
La boulangerie familiale était située à Corps-Nuds en Ille-et-Vilaine. Corps-Nuds ressemble à quoi?
C’est un petit bourg qui, aujourd’hui, est sous l’influence directe de Rennes située à une vingtaine de kilomètres. A l’époque, c’était une sorte de principauté villageoise qui vivait quasiment en autarcie. Aller à Rennes relevait de l’expédition. J’ai grandi dans un monde élémentaire, très fruste, où les disparités sociales étaient peu visibles. Certes, il y avait d’un côté quelques nécessiteux et de l’autre, le médecin, le notaire, etc. Mais, en dehors de ces extrêmes, la majorité des habitants avait un niveau de vie comparable. Deux choses ont été fondatrices dans ma vie: le fournil dont nous avons parlé et l’église. Un monument rare, exceptionnel. Vous êtes en pleine campagne, au milieu des talus et des haies (du moins à l’époque) et soudain, au milieu de cette normalité, surgit le Kremlin! Une basilique incongrue, gigantesque, surmontée d’un bulbe lui-même surdimensionné. Une architecture déviante tout à fait surprenante. Lorsque je travaillais au Matin de Paris, j’avais rendu visite à Julien Gracq (1910-2007, auteur, entre autres, du Rivage des Syrtes et d’Un balcon en forêt) dans son petit appartement de la rue de Grenelle. Je l’avais interrogé et lui, en retour, s’était enquis de savoir d’où je venais. Corps-Nuds? Il connaissait très bien mon église qui lui était familière depuis qu’il habitait Saint-Florent-le-Vieil.
De l’ennui ou de la curiosité qu’est-ce qui, en priorité, a motivé votre goût pour la lecture?
L’ennui a joué un rôle capital dans ma vie. L’ennui quand j’étais enfant de chœur. L’ennui lors des innombrables messes auxquelles j’étais astreint. D’où la nécessité de multiplier les dérivatifs. Pour m’échapper, je devais imaginer. J’ai eu le bonheur de m’ennuyer. Aujourd’hui, les enfants ne savent malheureusement plus perdre leur temps, cette perspective les angoisse. L’ennui a éclairci ma vie. Il m’a fait rêver le monde.
Vous étiez cinq. Où vous situiez-vous au sein de la fratrie?
J’étais l’aîné. Ce qui induit une responsabilité, mais aussi un privilège: un temps, j’ai eu mes parents pour moi tout seul et goûté un sentiment de propriété absolu qui s’est interrompu avec la naissance de ma sœur et de mes frères.
Visiblement la religion a joué un rôle impérieux durant toute votre enfance...
Elle était omniprésente. Avec, là encore, la sollicitation des cinq sens. L’odorat en priorité: les émanations d’encens, l’odeur de cave fraîche, les parfums des paroissiennes. Le décorum ensuite. La pompe. Sans compter la lueur des bougies, la chorale, l’orgue. Le curé Brionne qui officiait avait indéniablement le sens de la mise en scène. Il avait été professeur au grand séminaire de Rennes et échoué en 1945 dans cette paroisse de seconde classe, pour des motifs politiques – il était très sectaire, sans doute maurrassien.
Quels étaient à l’époque vos personnages historiques et de fiction préférés pour reprendre la formule employée par Proust dans son «Questionnaire»?
Mon enfance s’est arrêtée à onze ans. Rien ne me prédisposait à faire des études, mais un ecclésiastique, encore un, l’abbé Rousseau, a bien voulu alerter mes parents à propos de mes supposées prédispositions. Du coup, j’ai rejoint le pensionnat de Notre-Dame d’Orveau à Nyoiseau et inauguré une période si ce n’est de malheur du moins de drame. «Quiconque a connu l’internat à l’âge de 11 ans sait tout de la société», a dit Flaubert. C’est dans ce contexte que l’histoire, la fiction et les personnages qui vont avec ont sollicité mon imagination. Les chevaliers de la Table ronde en particulier, Lancelot, Caradoc, Gauvain, Perceval et tous les autres. Jeanne d’Arc aussi dont j’admirais la statue dans l’église de Corps-Nuds. Dans un autre genre: Tintin a joué un rôle lui aussi.
Les bibliothèques sont omniprésentes dans vos livres. Quelles sont celles qui ont vraiment compté pour vous?
Celles d’Orveau précisément. Il en existait deux: l’officielle et la cachée. L’officielle remplie d’ouvrages pies, de biographies de saints, de textes sur la chouannerie, de romans de Paul Féval (1816-1887, écrivain prolifique, catholique et royaliste, auteur entre autres succès du Bossu, du Vampire et du Loup blanc) et puis l’autre, ayant appartenu au propriétaire du château, supervisée par un vieux prêtre et qui offrait des entrées plus enthousiasmantes: Stendhal, Balzac, Hugo et même Mauriac. J’y allais au petit bonheur la chance. Plus tard, lorsque j’ai intégré le lycée Saint-Martin à Rennes, j’ai fréquenté la bibliothèque municipale, mais, là encore, mes choix étaient la plupart du temps dictés par le hasard. Ici et là, les classiques Larousse, petits formats, agrémentés d’un liseré bleu, ont eux-mêmes participé de mon éducation littéraire. Je me souviens de La Chartreuse de Parme, du Rouge et le Noir, du Père Goriot ou plus exactement de versions réduites et expurgées de ces différents titres. Bien évidemment, la fameuse scène du fiacre qui conclut le premier chapitre de la troisième partie de Madame Bovary ne figurait pas dans la sélection. Paradoxalement, les punitions étaient intelligentes. Elles offraient un moyen de prolonger nos découvertes littéraires. Plutôt que les stériles exercices d’accumulation, nos professeurs nous sanctionnaient par des vers que nous devions ensuite réciter par cœur, ce qui, de surcroît, leur imposait la corvée de nous entendre et de nous corriger le cas échéant. Aujourd’hui encore, je connais des passages entiers de La légende des siècles:
Charlemagne, empereur à la barbe fleurie,
Revient d'Espagne; il a le cœur triste, il s'écrie:
«Roncevaux! Roncevaux! ô traître Ganelon!»
Car son neveu Roland est mort dans ce vallon
Avec les douze pairs et toute son armée.
Un jour, preuve que j’ai écopé de plus d’une punition, je me suis vu infliger des vers de Paul Valéry:
La Pythie, exhalant la flamme
De naseaux durcis par l’encens,
Haletante, ivre, hurle!... l’âme
Affreuse, et les flancs mugissants!
«Obscur à force d’intelligence» a-t-on dit de Valéry. Evidemment, je ne comprenais rien de ce que je récitais, mais je n’étais pas mécontent de m’aventurer dans des parages inhabituels, une forme de rareté, de nouveauté, ce que je définirais comme une simplicité travaillée. Je récitais du Paul Verlaine par exemple, c’est fluide, ça coule de source. Apollinaire est un peu dans cette veine:
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine.
Difficile de faire plus limpide...
A propos de vos années de collège, vous évoquez des «années accablantes». Pourtant j’imagine que vous étiez bon élève?
En latin, je l’étais indéniablement. Ayant profité de quelques leçons particulières du curé Brionne durant les grandes vacances, j’ai, d’entrée de jeu, pris de l’avance. Cet avantage je l’ai conservé jusqu’en première. En ce temps-là, le latin était une matière quasi aussi importante que le français où je n’étais pas mauvais non plus. Mais toujours, ici comme là, je choisissais le pas de côté, l’originalité, la curiosité. A quoi tenait cette particularité? Je me suis toujours senti hors cadre. Peut-être le nom de mon village natal, Corps-Nuds m’y a obligé. Combien de moqueries et de sarcasmes ai-je essuyés à ce propos. Il y avait aussi mon patronyme, j’avais un nom à consonance germanique qui en pays breton n’arrangeait pas les choses. J’ai été traité de «sale Boche», puis, plus tard, de «sale Juif». Tout cela aggravé par le besoin impérieux de ne surtout pas me faire remarquer, de passer inaperçu, d’être invisible. D’évidence, ce malentendu profond n’a fait qu’augmenter encore mon malaise lorsque je me suis retrouvé dans l’œil du cyclone au moment de mon histoire libanaise. Mes ravisseurs étaient persuadés que j’étais juif.
Lorsque vous étiez adolescent, pratiquiez-vous par conviction? Mimétisme? Discipline?
A cette époque, ma religion se résumait au fait que j’avais une peur terrible de l’enfer, du diable, de la figure démoniaque. J’ai été élevé dans un christianisme de la terreur. Dieu a beau être amour, nous étions tous coupables, marqués par le péché originel. J’étais extrêmement sensible à tous ces présages et à toutes ces promesses, l’Ancien Testament, le Nouveau Testament, le sermon sur la montagne rapporté par saint Mathieu, etc.
Comme cadeau de Noël, vous suggérez néanmoins à vos parents qu’ils vous offrent une Bible...
... Ce n’était pas celle de Port Royal, la «belle infidèle», qu’ont lue Victor Hugo et Arthur Rimbaud, mais la Bible de Jérusalem que je possède toujours. A l’époque, elle m’a causé quelques soucis. A l’âge de douze ans, dans l’enceinte du collège, je n’étais pas censé disposer de ce privilège. Elle me fut confisquée. Mes prêtres, et eux seuls, étaient supposés jouer les médiateurs…
Devenu adulte, avez-vous continué à pratiquer?
Non. Mon admission à l’école de journalisme de Lille a considérablement changé le cours de ma vie. Jamais je n’aurais imaginé passer cet obstacle. Nous étions au moins 200 sur la ligne de départ. Pour le coup, mes curiosités m’ont aidé. Ma foi, elle, était déjà un peu tiède au point qu’un beau jour – je m’en souviens parfaitement – je me suis persuadé d’enfreindre le sacro-saint rendez-vous du dimanche. Cela m’a, d’une certaine façon, coûté. Aujourd’hui encore, je me sens chrétien, et même catholique romain sauf que l’institution ne me satisfaisait pas. Au point que tous ces sermons récités en pilote automatique, toutes ces paraphrases de l’Evangile, désormais, ne retentissent en aucune façon à mes oreilles. Il reste que pour moi le message de l’Evangile demeure toujours subversif. Les riches n’entreront pas dans le royaume des cieux. Heureux les idiots et les pauvres d’esprit. Vous ne devez pas seulement pardonner à vos ennemis, mais les aimer. C’est le monde à l’envers! Un discours proprement révolutionnaire.