Sept.info | Sur la ligne légendaire de l'Aéropostale

Sur la ligne légendaire de l'Aéropostale

Dès 1918, l'idée d'une ligne aérienne transatlantique consacrée au service postal mais aussi au transport de passagers, rêvée par Pierre-Georges Latécoère, se réalise au fil des années 1920. Dix ans plus tard, Joseph Kessel se rend dans le désert marocain, sur la ligne de l'Aéropostale Casablanca-Dakar et livre ses impressions au-dessus de régions hantées par des nomades hostiles.

Kessel Aeropostale Kessel Aeropostale
L’Aéropostale, une ligne aérienne reliant l’Europe à l’Afrique puis à l’Amérique du Sud devenue légendaire aux débuts des années 30. Plus d’une centaine d’hommes, aviateurs et ingénieurs, sont morts à son service. Jean Mermoz, Henri Guillaumet et Antoine de Saint-Exupéry en ont été les pilotes les plus connus. © Walter Mittelholzer / ETH-Bibliothek Zürich

Des fils de fer barbelés cernaient le camp espagnol sur un espace très restreint, un kilomètre au plus. Notre avion les rasa de près, évita quelques tentes et roula vers le hangar appuyé contre l’une des murailles blanches de Fort-Juby, qui gardait les abords du Rio de Oro. Je sautai sur la terre grenue, hostile à tout germe de vie. Un air embrasé m’enveloppa aussitôt. Et les cris nonchalants et rauques des Maures m’accueillirent. Ils avaient poussé leurs tentes jusqu’au pied du fort... Les barbelés au-delà desquels cessait toute sécurité formaient un cercle si réduit qu’il en devenait étouffant. Le pilote me toucha l’épaule. Il avait enlevé son serre-tête. Son profil aigu, aux yeux étroits, semblait celui d’un oiseau du désert. 
– Eh bien? dit Emile Lécrivain à voix basse. N’est-ce pas magnifique? 

Sa main tremblait un peu contre moi. Et, mieux que les paroles, ce frémissement me fit sentir son étrange amour pour le champ de détresse où, depuis trois ans, il se posait. Je lui demandai: 
– Mais qu’est-ce qui te plaît si fort ici? 
– Je ne sais pas. C’est grand, c’est vide, c’est propre. On sait ce que l’on doit faire. On est calme. 

Des appels impérieux s’élevèrent:
– Mimile, montre un peu ta bonne gueule.
– Et le violon? Tu l’as oublié, Mimile?

Les voix étaient différentes. L’une un peu étouffée, portait l’accent de Toulouse; l’autre, plus vive, grasseyait et traînait les syllabes comme on ne le fait qu’à Grenelle ou à Belleville. Mais elles étaient également embellies d’un accent de tendresse chaude, joyeuse. Lécrivain m’entraîna vers deux hommes en bourgeron maculé et chaussés d’espadrilles qui se tenaient près de l’avion. 
– Toto et Marchai depuis des années à Juby, dit le pilote. 

Toto était un petit homme d’une quarantaine d’années, gras et placide. Il me tendit une main dont la peau était toute maculée d’huile, d’essence, de cambouis, et m’examina avec une assurance, une dignité robuste et une profonde liberté. Je retrouvai cette expression chez Marchai, bien qu’il fût très jeune et eût des yeux trop brillants. L’attitude, les gestes, l’aisance de la parole, tout montrait que le désert avait dépouillé les deux mécanos de l’ambition, de la servilité, de la gêne. Il leur avait fait comprendre ou, mieux, sentir que tout homme, pourvu qu’il soit courageux au travail comme au danger, en vaut n’importe quel autre et que seule la vie faussée des villes permet aux pleutres et aux inutiles d’en imposer à de meilleurs qu’eux. Lécrivain, qui tirait une joie naïve de tout ce qui faisait la beauté de sa Ligne, dit orgueilleusement: 
– Oui ce sont deux gars, deux types. Dis donc, Toto, ça va toujours avec les petits Maures? 

Un cynique sourire allongea la bouche gercée du Toulousain, mais je ne pus entendre sa réponse, Edouard Serre m’appelait impérieusement.
– On va prendre le thé sous une tente, dit-il. Il faut faire vite, car le soleil va se coucher, et après on ne sera plus en sûreté, même à l’intérieur des barbelés.

J’écris «tente», mais il disait rahimé. Chez cet homme qui était le naturel même, il ne pouvait être question d’affectation. Simplement, au contact du sol désert, du soir brûlant et vide, du maigre campement répandu autour de nous, la langue de sa captivité lui revenait aux lèvres. D’ailleurs, son agitation, sa hâte montraient bien qu’il vivait davantage, à cette heure bizarre, dans un passé tout proche que dans le présent. Quelques instants après, nous étions assis à même le sol, sous une toile rude et terne. A l’intérieur, il n’y avait rien que les plus primitifs ustensiles pour la nourriture et la boisson et, dans un coin, un long sac de cuir, appelé tassoufra, où les Maures du Rio de Oro ont l’habitude de serrer leurs objets les plus précieux. Ce n’était pas la première fois que j’étais reçu à un foyer nomade. Près de Palmyre et sur les bords de l’Euphrate, des officiers méharistes m’avaient emmené chez les Bédouins. Là aussi, tout montrait la vie errante, la facilité du départ, le peu d’encombrement qu’exige la vraie liberté; mais il y avait tout de même par terre des tapis ou des étoffes et, dans les tentes les plus simples, je ne sais quel air de puissance et de faste, assez miraculeux puisqu’il n’était fait de rien. Ici, la nudité avait quelque chose de réduit, d’étriqué, de misérable. 

La suite de cette histoire est payante.

Abonnez-vous

Et profitez d'un accès illimité au site pour seulement 7.-/mois.

Je profite → Déjà abonné? Connectez-vous.

Achetez cet article

Nouveau: dès 0.50 CHF, payez votre histoire le prix que vous voulez!

Je me connecte → Paiement rapide et sécurisé avec Stripe