Sept.info | Kessel et Israël, une histoire d’amour
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Réception à l'Académie française de l'écrivain de Joseph Kessel, 6 février 1964.© Keystone / Rue des Archives / René Saint-Paul

Kessel et Israël, une histoire d’amour

Joseph Kessel était de confession juive, ignorant presque tout du judaïsme et opposé à toute forme de croyance. Le mysticisme lui faisait horreur. S’il s’est intéressé au pays d’Israël, avec la fougue que l’on sait, c’est par hasard.

Comment les parents russes et juifs du globe-trotter français Joseph Kessel en vinrent-ils à déclarer - avec une semaine de retard! - la naissance de leur fils aîné en Argentine, à Clara, dans la pampa, c’est le fruit d’une histoire douloureuse enracinée dans la haine de l’autre. Le père, Chmouel Kessel, était né à Schawli, en Lituanie, alors incorporée dans une zone, à l’ouest de la Russie tsariste, regroupant les provinces non russes de l’Empire, où le gouvernement avait à la fin du XIXe siècle parqué ses trois à quatre millions de Juifs. Interdiction d’en sortir. L’immense ghetto allait de la mer Noire à la Baltique. Mes grands-parents paternels virent eux aussi le jour dans ces conditions, le grand-père en Pologne et la grand-mère, qui se prénommait Clara!, en Ukraine. Mais, tout à la joie d’avoir obtenu la naturalisation française, ils n’ont jamais évoqué ces mauvais souvenirs devant moi. Seuls de grands marchands, des universitaires diplômés, des militaires gradés avaient été autorisés à s’installer dans les grandes villes. Ce fut le cas de mon grand-père maternel, négociant en étoffes et dentelles anglaises à Białystok qui, avec ma grand-mère, décèderait sous la botte nazie, dont j’ai retrouvé dans un annuaire téléphonique de 1938 qu’on pouvait l’appeler au numéro 354. Aux autres le shtetl, le ghetto des bourgades. Ainsi celui de Schawli, où le souvenir de la Terre promise nourrissait les rêves et les textes. Chaque année, on répétait comme on l’avait répété depuis des siècles: «L’an prochain à Jérusalem.»

Le père de Joseph, Chmouel, garçon à casquette et papillotes, parlait l’hébreu à la yeshiva, école dirigée par des rabbins, et le yiddish à la maison. Sa mère, très pieuse aubergiste, souhaitait que son fils devienne un rabbin, à l’image de son propre père. Voyant perdus pour une vie juive resserrée sur sa foi et ses lois les garçons qui commençaient à se russifier, elle tâcha de le maintenir dans ce contexte. Or Chmouel, qui voulait apprendre le russe, économisa kopeck par kopeck afin d'acheter une grammaire. Quand il y parvint, sa mère la jeta au feu. Il économisa de nouveau, acheta une nouvelle grammaire. A 16 ans, il maîtrisait non seulement le russe, mais aussi le latin et le grec. Il avait tout appris tout seul et en cachette. De même, les mathématiques… Après avoir passé son bachot, Chmouel ne put cependant poursuivre ses études à l'université, car elle exigeait des Juifs un 20/20 dans toutes les matières. Comme l’orthodoxie bornée de sa mère l’avait dégoûté de son lieu de naissance, il rassembla ses roubles acquis en donnant des leçons, rasa ses papillotes et partit sur les routes. La France l’attirait. Il apprit le français en lisant Victor Hugo. A Paris, il s’inscrivit à la Faculté de médecine. Pour se loger à moindres frais, il loua une mansarde dans le quartier juif, près de la rue des Rosiers. Une chance! Quand il attrapa la tuberculose, un ami étudiant, juif aussi, attira sur son sort l’attention de la fondation du baron Maurice de Hirsch, grand philanthrope juif. C’est ainsi que Chmouel - devenu Samuel -, subventionné, put obtenir son diplôme de médecin dans une ville au climat sain, Montpellier. Or ce même baron Maurice de Hirsch avait consacré d'énormes capitaux à l’achat de terres au Brésil et en Argentine pour y accueillir les Juifs victimes des pogroms tsaristes. On cherchait des médecins. Samuel n’était pas un ingrat. Lorsque le baron de Hirsch lui demanda d’aller, malgré sa tuberculose, exercer en Argentine, il n’hésita pas. Entre-temps il avait épousé la belle Raïssa, fille d’un riche marchand d’Orenbourg, Russe juive comme lui, incroyante elle aussi, rencontrée à Montpellier. Et voilà pourquoi le petit Joseph naît à Clara, dans la pampa. Il n’en gardera aucun souvenir, ayant quitté l’Argentine à 14 mois, mais son père lui contera maintes fois comment ils avaient vécu dans une cabane au sol de terre battue, subi sauterelles et moustiques sous une chaleur affreuse. Avec un regret: les festins, les boeufs qu'on cuit dans leur peau et qu'on découpe au couteau, la vie au milieu des gauchos.

Lorsque Raïssa, à nouveau enceinte, tombe gravement malade, le couple décide de retourner dans sa famille à elle, en Russie, à Orenbourg, sur la rive de l’Oural. Peut-être avez-vous entendu parler des somptueux et inimitables châles d’Orenbourg, tissés avec le duvet de chèvres qui gambadent dans la steppe environnante. L’ex-nourrisson de la pampa, qui manque de périr en route, dénutri, fait donc voile vers la steppe. D’où il rapportera son attirance pour la musique tzigane. Cependant, trois ans plus tard, Jef a 4 ans, la grand-mère en son beau châle tamponne ses larmes avec son mouchoir de fine dentelle, car sa fille et les siens partent s’établir en France, à Lacapelle-Biron, un petit village du Lot-et-Garonne. Joseph en gardera quelques souvenirs: les femmes qui sortaient promener leurs cochons, et un brave vieux, le père Delpie, qui le fascinait parce qu’il prenait tout son repas, toujours le même, dans une seule assiette. D’abord une soupe épaisse qu'il avalait jusqu'au bout, ensuite il essuyait son assiette avec du pain, y versait du vin et il le buvait (ce qui s’appelle: faire chabrot). Enfin, il retournait l'assiette pour manger sa confiture.

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