4 mai 1971. Bien installés dans leurs sièges à bord du vol Swissair 233, Tim et Rosemary profitent d’un verre de champagne bien frais. Le DC-9 ronronne de façon rassurante. Les effluves d’eau de Cologne et de parfum des passagers de première classe imprègnent la cabine. Une jeune hôtesse blonde se penche en avant sous les yeux de Tim pour s’adresser délicatement à un passager. Sur la brochure qu’il avait trouvée sur son siège, Tim avait pu lire «nos nombreuses hôtesses passeront pour vous dans les allées. Vous pourrez apprécier leurs tenues.» La conférence de Tim à Copenhague est une opportunité bienvenue pour se refaire financièrement. C’est aussi la perspective d’une nouvelle vie. Mais hormis l’intention de fuir l’Algérie, Rosemary et lui n’ont rien prévu d’autre. Ils n’ont pas de contacts prévus à leur arrivée, pas de feuille de route, rien n’est organisé pour les mettre à l’abri. Leurs avocats américains, Kennedy compris, n’ont préparé ni repaire ni moyen d’obtenir de l’argent ni infrastructure quelconque. «Je pourrai peut-être chercher un éditeur danois pour publier le texte de ma conférence», se dit-il. Peut-être que Rosemary et lui pourraient visiter la Suède, remplir une demande d’asile là-bas. Il y a des gens qui l’aiment et qui le suivent dans toute l’Europe. C’est un continent qui a soif de musique et de dope pour abreuver sa contre-culture. Au pire, la Panama Red, les petits joints de Thaï, l’Acapulco Gold, le LSD... ils en trouveront par paquets, certainement plus qu’en Algérie sous Cleaver.
La jeune hôtesse blonde remonte l’allée en poussant son chariot. Un repas leur est servi dans un service en porcelaine blanche, avec serviettes en coton. Ils ont droit à du veau avec des saucisses suisses, une salade en accompagnement et un morceau de pain frais. On leur sert au dessert un chocolat joliment emballé. Tim demande s’il peut en avoir un deuxième et le met dans sa poche. Qui sait quand ils remangeront. Ils n’ont quasiment rien, à part quelques dollars froissés et des dinars qui leur restent d’Algérie. En finissant les dernières miettes de son plateau, il se remet à cogiter. Et si l’invitation de l’université danoise était bidon? Si c’était un coup fourré de la CIA de Nixon pour l’attraper? Quand bien même l’invitation serait authentique, comment être sûr que la police danoise ou bien des agents américains ne vont pas se jeter sur eux à leur arrivée à l’aéroport? Les agripper par le bras et les entraîner dans une pièce mal éclairée? On leur mettrait les menottes, puis on les renverrait enchaînés aux Etats-Unis. Il se demande s’il ressemble toujours à un touriste américain lambda - le plouc gagnant du voyage du Rotary Club qui piaffe à l’idée de s’offrir son premier coucou suisse, et qui ramène probablement des bonbons aux filles du secrétariat. Alors que l’avion entame sa descente sur Genève, où ils prendront leur correspondance pour Copenhague, la cabine semble amplifier ses montées de paranoïa. «Pourquoi Nixon se priverait-il d’envoyer quelqu’un en Europe pour m’arrêter?» se dit-il. En regardant par le hublot, Tim se demande ce qui peut bien l’attendre au sol. Ça fait plus d’une semaine que le FBI, la CIA et le Département d’Etat ont eu vent du projet de voyage du Dr Timothy Leary à Copenhague. La CIA a posté des agents en civil à l’aéroport d’Alger dans l’attente de Leary et de sa femme. Les deux aussitôt embarqués, un câble confidentiel est envoyé à Washington: «Leary et sa femme sont dans le vol Swissair pour Copenhague».
Le Département d’Etat se met aussitôt en relation avec le gouvernement danois. Le FBI et la police danoise se coordonnent pour arrêter Leary dès son arrivée. L’avion crève la couche de nuages et survole le lac Léman avant de se poser sur la piste de l’aéroport flambant neuf. Tim et Rosemary descendent de l’avion. Un peu sonnés. Ils essaient de se faire discrets. Ils empruntent un escalator, puis un tapis roulant qui les amène au terminal. Ils trouvent une salle d’attente à la moquette épaisse et s’isolent dans un coin. Il leur reste plusieurs heures à attendre pour leur correspondance vers Copenhague. «Tu veux bien aller me chercher un verre pendant que je réfléchis?» demande Rosemary. Elle sirote un Dubonnet et Tim se rend au bureau des télégraphes de l’aéroport. Il a appris que Pierre, le psychologue parisien qui les avait accueillis à leur arrivée en France alors qu’ils venaient de quitter l’Amérique, interviendrait lui aussi à la conférence de Copenhague. Pierre lui a dit qu’il enverrait un télégramme à l’attention de «William McNellis» à Genève si jamais il entendait que quelque chose de louche se tramait au Danemark. Et un message l’attend, avec un numéro à contacter. Tim se jette sur une cabine. Pierre lui explique que Copenhague est infestée de flics et de journalistes, que lui-même a été contrôlé. Ils voulaient s’assurer qu’il n’était pas Timothy Leary. «Ne prends pas cet avion pour le Danemark», l’avertit-il. Tim sent ses épaules peser alors qu’il écoute son ami dérouler un nouveau plan. «Tu dormiras chez des amis à Genève cette nuit.» Je connais ensuite quelqu’un qui vous fournira une planque plus sûre en Suisse. Pendant que Tim absorbe les nouvelles, Rosemary le regarde depuis le bar de l’aéroport, son verre à la main. Un homme au port élégant et vêtu d’un costume du dernier chic passe devant elle. Le bellâtre tient un berger allemand massif au bout d’une courte laisse. L’homme s’arrête quelques instants, regarde Tim dans la cabine téléphonique, puis se tourne vers Rosemary. Elle admire son aspect félin, son épaisse chevelure blanche brossée vers l’arrière. Il se tourne à nouveau et s’en va, précédé par son chien. Rosemary joue nerveusement avec les quelques cents qu’elle a en poche. Tim est de retour, troublé par la mise en garde de Pierre. Il essaie de faire le tri dans ses pensées. «On ne peut pas aller au Danemark...», se dit-il. Mais des forces cosmiques nous ont peut-être conduits en Suisse.