Eté 2015. Passé l’embarcadère de la Compagnie générale de navigation (CGN) sur le Léman, le quai de Clarens (dans le canton de Vaud) connaît un bref renforcement. Là, personne. On plonge et, en brasse coulée, on contemple longuement ce paysage familier. Montagnes habillées de forêts denses. Bateaux filant à vitesse molle. Nuages épars fonçant droit comme une armée. Crawl. On s’éloigne de la rive. Instant parfait. Peu après, alors que depuis le parc Vernet nous parvient une mélodie qui pourrait bien être le Caravan de Duke Ellington, on regagne lentement la berge. Apparaît alors une femme ouvrant les volets d’une maison construite à l’exacte frontière qui sépare Montreux de Clarens. Nombreux sont ceux qui l’ignorent, ici, dans cette oasis romande où rien ne se produit jamais sinon le Jazz Festival, autour de 1879 et jusqu’en 1905, vivait un drôle d’oiseau: Elisée Reclus.
Pour résumer, disons que notre homme fut tout à la fois l’inventeur de la géographie comparée, une figure clé de la Commune de Paris et l’un des penseurs les plus significatifs du mouvement anarchiste européen. C’est un fait qu’on a beaucoup oublié – mais peut-être ne veut-on pas se souvenir: au tournant du XIXe siècle, la Riviera vaudoise était un épicentre des mouvements libertaires et communistes. Des gens qui ne rigolaient pas se retrouvaient même ici pour tisser leurs plans: les Bakounine, Pierre Kropotkine ou un certain Lénine…
De retour sur la jetée, et une fois séché, on va voir de plus près l’ancienne maison d’Elisée Reclus. Pas une plaque commémorative. Aucune mention. Rien qui ne laisse deviner l’épopée de fureur et de détermination qui se joua un jour ici. Maintenant, alors que le Montreux Jazz a célébré son cinquantième anniversaire, on s’amuse à songer qu’au sein de cette nature somptueuse, tandis même que débutait le nouveau siècle, s’organisait une vie politique clandestine qui devait, par échos, donner plus tard lieu à la Révolution bolchevique.