Un nuage de fumée noire s’élève dans la rue qui sépare le marché de Bab el-Tebbaneh du fleuve Abou Ali à Tripoli, ville du nord du Liban d’environ 500’000 habitants. Des soldats de l’armée, gueules adolescentes sous des casques vissés de travers, serrent fort leurs kalachnikovs. Devant eux, le brasier allumé avec des fripes et des cageots par les habitants du quartier, symbole de leur colère. Ces jeunes recrues sont là pour assurer la bonne mise en œuvre du plan de sécurité lancé le 1er avril 2014 par le nouveau gouvernement libanais; plan qui doit mettre un terme à six ans d’affrontements entre le quartier sunnite de Bab el-Tebbaneh favorable à la rébellion syrienne et Jabal Mohsen, la colline alaouite adjacente pro-Assad. Depuis, les cris de colère et de lamentation des habitants de ces quartiers marginalisés ont remplacé les salves de sniper et les tirs de mortier.
Pendant ces six ans, Rami*, natif de Bab-el-Tebbaneh, a pris lui aussi le fusil pour défendre son quartier. L’hiver dernier, un soldat de l’armée lui a tiré une balle dans la cuisse gauche. Après sa convalescence, il a perdu le poste qu’il occupait dans une entreprise de nettoyage. Abou Saad, un autre ex-combattant, a été blessé au poignet droit, il a donc dû vendre sa boucherie. Depuis la fin des combats, il vivote grâce la générosité de ses frères. Abou Saad assure qu’il n’y aurait pas eu de combattants à Bab el-Tebbaneh s’il y avait des emplois à pourvoir, et feint d’interroger: «Pendant six ans, nous avons combattu pour les hommes politiques. Du jour au lendemain, ils nous abandonnent aux mains de l’armée et nous demandent de trouver un travail. Mais lequel?»
Aujourd’hui, Rami, père de famille trentenaire, sait déjà qu’il va rester désœuvré malgré le plan de sécurité. Il semble plus habité par l’abattement que la colère. «Dernièrement, l’armée m’a arrêté sous prétexte que j’avais menacé les alaouites du marché de fermer leurs étals. C’est faux, je voulais que tout le marché ferme, car ils ont arrêté mon beau-frère alors qu’il n’était même pas combattant. Au passage, ils ont saisi mon taxi car mes papiers n’étaient pas en règle. Je n’ai plus rien», souffle-t-il. A Tripoli, en effet, les habitants subissent au quotidien les perquisitions et les arrestations. Elles ne visent pas les chefs de guerre, prévenus à l’avance du plan de l’armée, mais les seconds couteaux dont les familles se font réveiller en pleine nuit par les coups de botte. A l’inverse, aucune action coup de poing n’a été initiée pour endiguer la précarité dans laquelle ils se noient. A la maison, le frigo est vide. Pourtant, Rami a cinq enfants à nourrir. Et un sixième en route. «Avant, si mes enfants avaient un problème de santé, Ziad Allouki (chef de guerre, ndlr) prenait en charge les frais d’hospitalisation. Il nous rendait des petits services qui aidaient à améliorer le quotidien», regrette-t-il en sortant une pièce de 250 livres libanaises (environ 0,10 euro), devant ses gosses éparpillés sur le tapis d’un appartement insalubre où chacun dévore son plat de spaghettis.