Coincée entre une avenue qui se donne des airs de rocade et des rangées de HLM, face au port, les pavillons tendus vers le nord, la prison palermitaine d'Ucciardone est toujours aussi misérable. Ici, rien n'a changé depuis le temps des Bourbons. Derrière les hauts murs se dressent trois quartiers de détention aussi insalubres que possible; au milieu de la cour centrale, les ruines d'une statue de la Madone, encadrées par des figuiers négligés depuis des siècles, achèvent de conférer à l'ensemble une impression de désolation. Dans les années 70, les mille vingt-cinq détenus se divisaient en deux catégories complémentaires. La majorité, des sous-hommes, masse d'illettrés, s'entassaient à cinq ou six dans des cellules prévues pour deux, tandis qu'une petite poignée d'hommes semblaient avoir tous les droits. Quand ils le souhaitaient, ces privilégiés logeaient dans des cellules individuelles; leurs gardes du corps-secrétaires se chargeaient quotidiennement de faire leurs lits et de réceptionner leurs repas confectionnés par le meilleur restaurateur de la ville.
L'homme qui rejoignit la colonie pénitentiaire d'Ucciardone le 12 décembre 1972 appartenait visiblement à cette aristocratie pénitentiaire. Tout en lui trahissait une assurance qui confinait parfois à la suffisance. L'âpreté de ses traits, son nez – refait maladroitement par un chirurgien esthétique de Mexico – lui donnaient des airs d'Indio que venait confirmer une peau tannée par le soleil et la mer. La quarantaine arrogante, il aimait à afficher une fulgurante réussite sociale qui se voyait, dès le premier coup d'oeil, dans le choix de ses vêtements. Si ses chemises bariolées ne témoignaient pas toujours d'un goût raffiné, elles n'en étaient pas moins tissées de fils de soie; si ses blue-jeans ne tombaient pas à merveille sur ses jambes, ils portaient toujours la griffe des tailleurs les plus en vue. Eau de toilette, after-shave, savonnette, dentifrice: le quadragénaire avait le même souci de qualité quand il s'agissait de son hygiène personnelle. Ses codétenus s'en souviennent encore: il avait l'habitude de leur offrir royalement ses flacons et savons à moitié entamés, sans cesse renouvelés par des admirateurs anonymes ou des parents attentifs. Mais ce n’était pas en raison de ses largesses que les autres détenus respectaient et redoutaient Tommaso Buscetta, condamné à plus de dix ans de réclusion principalement à cause de son appartenance à la mafia. «Ma personnalité forte et orgueilleuse, explique Buscetta, a créé autour de moi un mythe de trafiquant international de stupéfiants et de boss mafioso, violent et cruel, qui ne correspond en rien à la réalité. Et le plus incroyable, c'est que ce mythe influençait non seulement la presse et les policiers, mais aussi le milieu. Dans les prisons, on me regardait avec respect et crainte; on interprétait ma réserve comme l'expression d'un pouvoir basé sur des crimes que je n'ai jamais commis. Il était parfaitement inutile que je tente de convaincre mes interlocuteurs du contraire: plus je protestais, plus ils riaient.» Si pendant de longues années Tommaso Buscetta s'est évertué à proclamer haut et fort son innocence et que la mafia n'existait pas, n'était qu'une invention des journalistes et des politiciens, c'est qu'il s'adressait aux non-initiés, à ceux qui ignoraient que l'organisation qu'il servit trente années durant se nommait en réalité Cosa nostra et qu'entre eux, les vrais mafiosi s’appellent les «hommes d'honneur». De tous les détenus d'Ucciardone en cette fin d'année 1972, Don Masino (le surnom de Tommaso Buscetta) faisait partie de ceux qui pouvaient se vanter d'appartenir à la plus palermitaine de toutes les mafias. Benjamin de 17 enfants, né le 13 juillet 1928 dans un foyer très pauvre via Oretto, à deux pas de la Gare Centrale de Palerme, Tommaso Buscetta fut adopté à l'âge de vingt-deux ans par la «famille» mafieuse de Porta Nuova qui régnait à près d'un kilomètre de là sur cette partie ouest de la ville s'étendant de l'antique palais des Normands jusqu'au pied du Monreale. Ses mauvaises fréquentations l’avaient très vite conduit à se distinguer de ses parents naturels, d’honnêtes artisans vitriers de père en fils, qu'il avait délaissés pour la compagnie plus animée et arrogante des malandrins de Porta Nuova. Ce qui, au début, semblait une bravade d'adolescent fou, élevé dans une ville en pleine décomposition, allait très vite se révéler le choix de sa vie.