A peine débarqué à l'aéroport de Punta Raisi, Tommaso Buscetta n'avait pas manqué de reconnaître tous les signes avant-coureurs de la folie qui régnait dans la ville de Palerme. Comme à l'habitude, les trois manches à air de la piste d'atterrissage pointaient dans trois directions différentes, preuve concrète autant que quotidienne de l'ineptie de ces hommes qui, par cupidité, avaient fait édifier l'aéroport de Punta Raisi en un lieu unique en son genre, entre mer et montagne, dans un étroit couloir balayé par des vents contraires, lui accordant ainsi une sérieuse chance de figurer parmi les plus dangereux de la planète. Encore sous le choc d'un atterrissage que seul un miracle ou l'extraordinaire habileté des pilotes avait empêché de se transformer en amerrissage, Tommaso Buscetta aperçut au début de la piste les quelques casemates jetées sur un terrain vague qui valent à cet endroit l'appellation pourtant contrôlée d'aéroport international. Dès sa descente d'avion, Tommaso Buscetta retrouva des sensations familières: la moiteur de l'air, la douceur de la lumière se combinaient à des rafales de senteurs poivrées que disputaient, au gré des vents, des relents d'odeurs maritimes et la fragrance du jasmin.
Palerme, a dit l'écrivain Leonardo Sciascia, est comme une porte qui n'a jamais empêché personne ni d'entrer ni de s'enfuir. Une porte qui a vu entrer et sortir les Arabes, les Normands, les Français, les Anglais, les Espagnols et, pour finir, les Italiens. Autant d'allées et venues qui ont fait de la ville un amas baroque de minarets et d'arches gothiques, d'encorbellements rococo et de coupoles brunelleschiennes, le tout surnageant au milieu d'un amas de ruines, vestiges jamais déblayés de la Seconde Guerre mondiale, et solidement encadré par les murailles de béton d'une spéculation immobilière plus récente mais aussi efficace que les bombes alliées. Evoquant les hordes de Barbares déferlant sur Rome, on parle maintenant du «sac de Palerme» pour désigner l'explosion urbaine des années soixante. C'est dans l'une de ces abominables constructions modernes que Tommaso Buscetta allait devoir vivre l'espace de quelques mois, son fils Antonio s'étant débrouillé pour lui louer un appartement sans âme, via Croce Rossa.