Comme il est étrange que l'on retrouve le même genre de personnages que ceux dont l'on s'efforce de suivre les traces. Partie avec en poche en guise de bréviaire le livre de Robert Byron, Sur la route d'Oxiane, Ella se retrouve comme l'écrivain britannique dans la maison d'un dignitaire du roi d'Afghanistan à Mazâr-e Charîf. Kini (surnom d'Ella Maillart, ndlr) recherche elle aussi un envoyé du souverain, qu'elle finit par trouver, sur la route qui mène à cette ville, dans une belle maison de Kala-i-Nao ornée de parterres de fleurs. Le gouverneur est un homme de petite taille vêtu d'un pantalon de golf et d'un bonnet d'astrakan marron qui reçoit les deux étrangères de manière fort courtoise et même chaleureuse. Il doit revenir dans son autre résidence, une citadelle aux jardins murés et entourés de peupliers, le jour même, avant le coucher du soleil pour l'heure des prières, et invite à bord de sa voiture Ella, qui bénéficie d'une visite guidée de la contrée. Le dignitaire est du même clan que le roi Zaher Shah, celui des Mohammadzaï. «Pour ceux qui sont au courant, dit Ella, le fait a son importance, quoique les hommes du gouvernement de Kaboul essaient de vous faire croire que le système des tribus n'a pas cours.»
Soixante-dix ans plus tard, le climat n'a pas changé, et malgré la chute des talibans, l'Afghanistan que je parcours sur les traces d'Ella est du même acabit: les clans et les tribus sont partout rois, qui nomment leurs chefs à la tête d'une contrée, souvent d'anciens seigneurs de la guerre reconvertis dans la politique, c'est-à-dire les affaires. A Bamiyan, le gouverneur qui me reçoit est imposant, grand, respecté par ses hommes, affable et aux gestes lents. Karim Khalili, le chef des Hazaras, ces chiites qui vivent dans les montagnes du centre, ce château fort naturel de l'Afghanistan, s'est emparé du trône de Bamiyan lorsque les talibans ont détalé. Tandis qu'une escouade de serviteurs servent du thé et des fruits secs sur une table basse, sous le portrait d'un autre célèbre Hazara assassiné par les islamistes, Karim Khalili tripote son chapelet, me regarde d'un air ironique et déclare après un instant de silence, comme à son habitude, que s'il n'a pu sauver les grands bouddhas de la destruction, il tentera du moins d'évincer les pillards et autres voleurs de trésors archéologiques qui écument dans la contrée. Peine perdue: les vestiges des géants de pierre ont déjà fui vers Kaboul et le Pakistan, aux mains de quelques contrebandiers qui écoulent ensuite leurs stocks de fresques en Asie, à Londres, en Suisse et aux Etats-Unis.
Pour tenter de sauver Annemarie, épuisée, déprimée, Kini l'emmène en montagne, à Bamiyan, à deux mille cinq cent mètres d'altitude, où elles vont camper une semaine durant. L'endroit est fabuleux: la vallée étroite s'élargit peu à peu entre des falaises ocre et jaunes pour saluer deux grandes niches creusées dans les flancs, les statues géantes des bouddhas, de trente-huit et cinquante-cinq mètres de hauteur, qui semblent défier les cimes neigeuses alentour. La magnificence des figures minérales, sculptées entre les Ve et VIIIe siècles de notre ère, fascine les deux femmes qui se contentent du silence. Quelle splendeur, et quelle déchéance aussi... Non celle des pierres, mais celle d'Annemarie. Un dégoût de soi s'empare de la morphinomane, dégoût des promesses non tenues, vécues comme une trahison, dégoût des pouvoirs envoûtants de la drogue, cette croqueuse de vies, dégoût de l'existence. «Je m'étonne maintenant des notes que j'ai prises pendant ce voyage. J'ai oublié la plupart des noms. Je n'ai même pas envie de raconter les légendes que j'ai réunies», écrit-elle sur la route. Les mythes, les légendes représentaient pourtant son Graal, comme pour Ella, qui les collectionnait autant qu'elle. Désormais, tout à son désir d'immortalité, ressenti déjà sur les pentes du mont Demavend en Perse, Annemarie veut les oublier, et Ella recoller les morceaux.