Marco Travaglio est un personnage que l’on ne présente plus en Italie. Co-directeur du journal Il Fatto Quotidiano depuis 2009, l’un des médias italiens les plus connus pour son engagement politique, il est réputé pour ses cinglantes chroniques judiciaires. Marco Travaglio a en outre signé plusieurs écrits sur les connexions entre les milieux criminels et les autorités de son pays. E’ stato la mafia (C’était la mafia, 2014) raconte les rapports troubles entre Cosa nostra, la mafia sicilienne, et l’Etat italien depuis 1992. Entre diatribes et ton décalé, le journaliste italien n’hésite pas à épingler la classe politique, les mafieux, et quelques confrères. A tel point que son histoire personnelle se mêle à ses écrits, pour un résultat épatant.
Vous faites état, dans votre ouvrage, de plus de 20 années de connivence entre politiciens, fonctionnaires des services secrets, membres des forces de l’ordre et mafieux de Cosa nostra. Le procès en cours à Palerme ne risque-t-il pas d’accoucher d’une souris?
Mon livre n’est pas directement lié au procès de Palerme. Je ne cherche pas à prouver qu’il y a eu des négociations entre l’Etat et la mafia entre 1992 et 1993. Car je suis convaincu que celles-ci ont bel et bien existé. Les témoignages des protagonistes sont d’ailleurs univoques, tant du côté de la gendarmerie que des mafieux.
Les premières décisions de la Cour de Cassation sur les massacres de ces années sombres l’établissent de manière claire et sans concession possible: il y avait collusion entre des fonctionnaires et la mafia. Cosa nostra faisait pression sur l’Etat pour alléger les peines carcérales des mafieux condamnés et, quand elle a réalisé que les autorités étaient prêtes à négocier, elle a démultiplié les mesures d’intimidation afin de contraindre l’Etat à céder encore plus. Et pour la première fois, il a été prouvé que des membres de l’administration étaient au courant de ces agissements. Le procès de Palerme permet simplement de distinguer les infractions commises par les autorités de celles de la mafia. Les magistrats et les juges d’enquêtes préliminaires l’ont affirmé lors d’une audience que j’ai suivie, et retenu l’infraction de «violence et menace à l’encontre du corps politique». En d’autres termes, les «boss» mafieux, tout comme certains fonctionnaires, répondent du même chef d’inculpation puisque la finalité était la même: faire chanter l’Etat. En cas d’acquittement de certains accusés, se poserait alors évidemment la question de l’éthique et de la responsabilité politique des gendarmes et agents des services secrets mandatés pour combattre la mafia, alors qu’ils traitent avec elle, la rendant encore plus forte qu’elle ne l’était auparavant. Contrecarrer les plans de Cosa nostra, ou du moins essayer de l’affaiblir, ne doit pas s’opérer par des négociations: il faut le faire avec rigueur, comme dans les années 1970 à l’époque du terrorisme communiste ou fasciste, ou dans les années 1990, à l’aide de dénonciations anonymes.
N’êtes-vous pas lassé des pressions et des menaces qui pèsent sur vous à cause de votre engagement? Avez-vous peur?
Non, je ne suis pas fatigué. Et je n’ai pas peur non plus. Je ne fais pas ce travail par narcissisme, mais parce que c’est l’unique moyen, à mon avis, de faire du journalisme. En Italie, celui qui le fait différemment, n’est pas un journaliste, mais un lèche-botte.
Certains affirment que Berlusconi et ses déboires ont été du pain béni pour vous…
C’est n’importe quoi, du délire. Silvio Berlusconi a tout fait pour ruiner ma carrière et ma vie en me traînant des dizaines de fois devant les tribunaux. Ses avocats m’ont demandé des dommages et intérêts scandaleux, uniquement pour faire peur à la profession. Il a également menacé de retirer le contenu publicitaire de certains journaux auxquels je collaborais pour me déstabiliser. Plus d’une fois, j’ai été contraint de changer de rédaction à cause de mes écrits le concernant. Directement ou indirectement, j’ai été expulsé plusieurs fois par mes supérieurs en raison de ces menaces. Depuis vingt ans, les chaînes de télévision appartenant à Berlusconi ne peuvent plus me citer, parce que j’ai osé dire, dans le années 1990, qu’il était un criminel. Aujourd’hui, de tels propos ne portent plus à conséquence puisqu’il est en détention et purge sa peine sous forme de travaux d’intérêts publics. De même, il es tplus facile à l’heure actuelle de qualifier Marcello Dell’Utri de gangster. Mais, quand je l’ai dit à la télévision en 2001, j’ai immédiatement été privé de plateaux télé. Reste qu’en vingt ans, Silvio Berlusconi n’a jamais gagné aucun procès diligenté à mon encontre.