Le 2 novembre 2005, le Washington Post fait état de l’existence de prisons secrètes de la CIA en Europe centrale et orientale. Quelques heures plus tard, l’ONG Human Rights Watch précise que les pays en question seraient la Pologne et la Roumanie. Le lundi 7 novembre, je préside à Paris la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Les allégations au sujet de l’existence de prisons secrètes dans des pays membres du Conseil de l’Europe sont au centre des discussions. Si l’existence de telles structures devait correspondre à la réalité, il est clair qu’on serait en présence d’une violation flagrante de la Convention européenne des droits de l’homme. Tous les endroits où des personnes sont détenues doivent en effet être notifiés au Conseil de l’Europe. Ceux-ci doivent pouvoir être visités en tout temps et librement par le Comité européen pour la prévention de la torture qui vérifie la manière dont les personnes privées de liberté sont traitées.
Les allégations inquiètent la Commission, d’autant plus que les sources sont sérieuses et crédibles. Un rapporteur doit être désigné pour essayer d’établir les faits et proposer des mesures à soumettre à l’Assemblée parlementaire. Si tout le monde est bien d’accord qu’il faut faire la lumière sur cette affaire, les candidats à la fonction de rapporteur ne se pressent pas au portillon, car on se rend bien compte qu’enquêter sur les activités de la CIA n’est certainement pas une mince affaire. Un collègue, résigné, parle d’une «impossible mission». Très rapidement, les membres proposent que ce soit le président de la commission qui assume cette charge, d’autant plus qu’il est Suisse, donc neutre, et ancien procureur. Applaudissements. Me voilà désigné rapporteur. Ce n’est que par la suite que je vais vraiment réaliser à quoi je dois m’attendre. Quelques jours plus tard, lors d’une séance à Bucarest, l’Assemblée confirme ma désignation de rapporteur. Lorsque je sors de la salle, je suis accueilli par une foule de journalistes et je dois faire face à un nombre impressionnant de caméras. Mon portable sonne sans cesse et je réponds encore à une interview en attachant ma ceinture dans l’avion.
Mais dans quelle espèce de pétrin me suis-je fourré? J’ai subitement le sentiment d’être tombé dans un piège: on a nommé un bon petit Suisse, ancien magistrat, c’est très bien, mais évidemment il ne trouvera rien du tout. Comment pourrait-il découvrir quelque chose sur les services secrets les plus puissants du monde? Si les recherches font chou blanc, la conclusion sera que rien ne s’est passé. Le Conseil de l’Europe n’a trouvé aucun indice apte à prouver les allégations au sujet des prisons secrètes, donc rien ne s’est passé: circulez, il n’y a rien à voir, ce ne sont que de simples spéculations journalistiques! Ce serait une espèce de certificat officiel de non-existence de telles structures, ce qui vraisemblablement rendrait service à bien du monde. L’idée même que je puisse avoir été instrumentalisé me rend furieux. Non, pas ça avec moi! Au lieu d’être découragé, je sens mes énergies décuplées, même si je traverse des moments de doute et d’angoisse. Je suis bien conscient que je suis très seul et que je ne dispose pas des moyens dont je disposais lorsque j’étais procureur, comme la citation à comparaître, la perquisition, la surveillance des télécommunications ou l’arrestation.
La casquette de rapporteur du Conseil de l’Europe risque bien de ne pas impressionner. Je comprends rapidement qu’il faut agir avec une autre mentalité et d’autres modalités. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une procédure pénale visant à prouver la commission de crimes prévus par la loi ainsi que la responsabilité d’individus déterminés, mais bien d’établir la réalité des faits et d’en proposer une évaluation politique à la lumière de règles reconnues par les Etats européens. En conclusion, il faudra s’essayer à un travail de renseignement, d’«intelligence», comme on le dit si bien. Je prends alors une initiative qui par la suite va se révéler très utile. Je demande à la Commission des questions juridiques de m’autoriser à assurer la totale confidentialité et l’anonymat complet aux interlocuteurs susceptibles de me fournir des renseignements importants. C’est accordé. Il s’agit maintenant de le faire savoir: mon assurance de confidentialité donnée aux éventuels informateurs n’est pas une simple initiative personnelle, mais c’est un choix assumé par l’institution. Je rédige un communiqué de presse qui sera largement diffusé. Il va de soi que j’utiliserai exclusivement les renseignements qui seront confirmés par d’autres sources indépendantes ainsi que par des éléments factuels. Je suis parfaitement conscient du danger d’être manipulé par de faux renseignements ou par des demi-vérités.