Sept.info | Sous haute protection (2/2)

Sous haute protection (2/2)

Actif successivement dans les trois pouvoirs de l’Etat, Dick Marty a affronté des enquêtes complexes et parfois périlleuses, souvent avec un grand retentissement au-delà de nos frontières. Alors qu’il pensait enfin pouvoir jouir d’une vie calme entouré des siens, une menace grave, imminente et concrète déclenche une opération de protection policière sans précédent en Suisse. Lui et sa famille vont vivre de décembre 2020 à sa mort, le 28 décembre 2023, sous haute protection. L’auteur fait le récit de ces péripéties, rend hommage à ceux qui le protègent, mais ne cache pas son exaspération, voire sa colère envers la façon dont est conduite l’enquête: celle-ci ne saurait se limiter à la seule mise en sécurité de la cible, sans s’attaquer directement aux auteurs de la menace. D’autres intérêts, d’autres raisons non avouées seraient-ils en jeu? Extrait de son ultime ouvrage (Favre, 2023) dans lequel il a tenu à partager avec ses lecteurs sa situation, ses interrogations, ses intérêts et ses expériences.

Marty Protection Marty Protection
Dick Marty prononce son discours sur le trafic illicite d’organes humains au Kosovo, le mardi 25 janvier 2011 au Conseil de l’Europe à Strasbourg. © Keystone / AP Photo/ Christian Lutz

Les périodes de peur et d’angoisse sont favorables à l’apparition de figures de héros. C’est ce qui s’est passé aussi au cours de cette pandémie. Jamais on n’a vu autant de scientifiques sur les plateaux de télévision et nous tous étions suspendus à leurs lèvres. La presse de boulevard a même parlé de Star-Virologen. Certaines de ces stars se sont d’ailleurs adaptées au système médiatique avec une aisance surprenante au point qu’elles ont fini par assumer le langage, les mimiques et les astuces des politiciens les plus expérimentés. Et à l’image de ces derniers, ces scientifiques se sont vite contredits entre eux, non sans parfois une pointe de polémique. Certains de ces experts en sont arrivés au point de manifester la prétention de dicter la façon dont il fallait gouverner. La succession des conférences de presse, les bulletins quotidiens sur l’évolution de la pandémie ainsi que la macabre comptabilité des victimes ont accentué le climat d’incertitude et d’appréhension, un sentiment aggravé par ces débats d’experts qui s’opposaient publiquement. Les complotistes n’en demandaient pas plus et ils s’en sont donné à cœur joie. Ces périodes d’angoisse finissent par exaspérer la recherche de certitudes, ce qui favorise la méfiance ou même l’hostilité envers les institutions, ainsi qu’une perte de confiance dans la démocratie et un rejet des contraintes qu’elle implique. Et voilà comment on risque de finir par préférer des systèmes autocrates. Il risque de se passer ce que Bertolt Brecht a bien résumé: «Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise.» On ne veut pas concéder une place au doute, alors que celui-ci est essentiel dans la recherche de la vérité et de la liberté. C’est cette peur de la liberté dont parlait si magistralement Erich Fromm.

Les polémiques entre les scientifiques et l’intolérance dont certains d’entre eux font preuve envers ceux qui ne se rallient pas à la ligne officielle me font penser à une célèbre affaire. Célèbre pour au moins deux raisons, parce qu’elle a marqué l’histoire de la médecine et parce qu’elle a fait l’objet d’une thèse de doctorat d’un médecin qui est devenu l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. C’est l’histoire du docteur hongrois Ignace Philippe Semmelweis et de sa découverte, aussi simple qu’essentielle, qui sauva un nombre incalculable de vies, mais qui lui vaudra la vive hostilité de la médecine officielle de l’époque. Son histoire a été racontée quelques décennies plus tard, en 1924, par un jeune doctorant à la Faculté de médecine de l’Université de Rennes. Cette thèse de doctorat est non seulement la froide représentation d’un fait scientifique, mais également une œuvre littéraire de grande valeur. Le docteur Louis Ferdinand Destouches exercera sa profession dans les quartiers pauvres et surtout il deviendra Louis-Ferdinand Céline, l’auteur, entre autres, de Voyage au bout de la nuit, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature française. Certainement l’un des livres que j’emporterais sur une île déserte si je devais un jour m’y retrouver.

Médecin obstétricien, le docteur Semmelweis s’est formé à Vienne et c’est dans le grand hôpital général de la ville, considéré alors comme l’un des plus modernes d’Europe, qu’il exerce et devient chef de clinique en 1846. Il est choqué par le nombre très élevé de femmes qui décèdent peu après avoir accouché des suites de ce qu’on appelle à l’époque la fièvre puerpérale. Comprendre et lutter contre ce fléau est désormais son but principal, son obsession. Il constate que, lorsque ce sont les sages-femmes qui procèdent à l’accouchement, il y a nettement moins de complications et de décès que quand ce sont des médecins qui interviennent. Il comprend ce qui se passe lorsqu’un de ses collègues se blesse avec un scalpel en faisant une autopsie et décède après avoir eu les mêmes symptômes de la fièvre puerpérale. Il s’agit de toute évidence d’une infection bactérienne provenant d’une substance cadavérique propagée par des médecins qui interviennent lors des accouchements et qui effectuent aussi quotidiennement des autopsies, une pratique habituelle à l’époque. Il impose alors un strict lavage des mains pendant cinq minutes avec une solution d’hypochlorite de calcium. Le résultat est spectaculaire, le taux de mortalité des parturientes chute massivement. Malgré ces résultats éclatants, la théorie de Semmelweis est rejetée par les barons de l’Académie de médecine. Ceux-ci soutiennent que les causes de ces décès sont d’une autre nature et que la procédure de lavage des mains proposée est trop contraignante. Semmelweis est hongrois, il parle l’allemand avec un accent, ce qui n’est pas très bien vu dans une Vienne assez xénophobe, surtout il paraît difficilement tolérable que ce soit un étranger qui vienne dire comment il faut faire. Il fait l’objet d’un véritable boycott de la part des autorités sanitaires et rentre en Hongrie où grâce à lui des milliers de vies sont sauvées. Le monde médical de la Vienne impériale lui reste cependant hostile. L’Université de Zurich lui offre une chaire, mais Semmelweis refuse. Dans un livre publié en 1861, Semmelweis écrit: «C’est l’indignation qui inspire ma plume. Je croirais commettre un crime en me taisant plus longtemps et si je ne publiais pas les résultats de mon expérience.» Il mourra pauvre et malade dans un asile d’aliénés à Vienne, battu par ses gardiens. C’est Céline qui finalement le réhabilite et qui rétablit la vérité. D’aucuns attribuent à Pasteur le mérite d’avoir attiré l’attention sur la nécessité de se laver scrupuleusement les mains (à moins que ce ne soit Pasteur lui-même qui se l’est attribué, comme certains l’ont laissé entendre). Oui, avoir raison trop tôt est souvent considéré comme un tort. Pour avoir soutenu que le soleil est le centre de l’univers, Galilée a été condamné en 1633 comme hérétique subversif et a été contraint d’abjurer sa thèse, car contraire à l’enseignement de l’Eglise catholique. Il a fallu 359 années pour que le pape reconnaisse les erreurs de son Eglise et réhabilite celui qui est considéré comme le père de la science moderne. L’histoire de Semmelweis ne pouvait que susciter l’intérêt passionné d’un jeune médecin avec un extraordinaire talent d’écrivain comme Céline (personnage par ailleurs détestable à d’autres aspects). Il écrira ce qui en ce moment me paraît particulièrement pertinent: «Rien n’est gratuit en ce bas monde. Tout s’expie, le bien comme le mal se paye tôt ou tard. Le bien c’est beaucoup plus cher, forcément.»

Chapitre 11

La façon déconcertante avec laquelle le Conseil fédéral a géré le dossier de l’accord-cadre avec l’UE est une autre illustration du malaise qui parcourt nos institutions. En rompant unilatéralement la négociation avec Bruxelles, après des années de tergiversations, le gouvernement a pris une décision, dont les conséquences, pas encore toutes connues, sont certainement d’une importance considérable pour notre pays. Cela s’est fait sans consulter le parlement, sans présenter une solution alternative. Nous avons voté sur la burqa et les minarets, alors que le problème était pratiquement inexistant, nous n’avons rien à dire sur un choix majeur de la politique de notre pays susceptible d’entraîner d’importantes retombées économiques et sociales. Ce thème crucial n’était même pas prévu à l’ordre du jour de la session parlementaire qui a eu lieu peu après la décision du gouvernement. Le sujet, délicat et fortement émotionnel, est pourtant fondamental pour notre avenir. Le dossier européen divise le collège gouvernemental et paralyse les partis politiques. Le nationalisme et la détestation de l’Europe sont dans l’air du temps et semblent conditionner les choix, ou plutôt l’absence de choix de la part de la politique. C’est comme si tout le monde savait que les rapports avec l’Europe sont déterminants et que la dynamique historique en cours est inéluctable, mais on ne veut surtout pas le dire par crainte de perdre ses soutiens. C’est l’éternel conflit entre l’avantage immédiat et la recherche de l’intérêt général à long terme, entre la personne politicienne et la femme ou l’homme d’Etat. Plus d’une centaine de traités nous lient à l’UE et jouent un rôle essentiel dans notre vie quotidienne à tous, c’est dire à quel point c’est complexe et souvent rébarbatif. Cela exige un effort d’explication de la part des gouvernants et des responsables politiques, un effort de divulgation et de dialogue avec les citoyennes et les citoyens. Cet effort est un devoir, c’est une condition de la démocratie. Or, le Conseil fédéral et la plupart des politiciens ont maintenu une attitude ambiguë et tacticienne tout au long de ce tortueux parcours qu’ont été les discussions avec l’UE. Au lieu d’aller à Bruxelles et d’intensifier les rapports avec les capitales européennes, dont les soutiens seront déterminants, le ministre des Affaires étrangères choisit d’aller en Zambie et de se prêter (un peu comme un homme-sandwich) à une opération de relations publiques organisées par une multinationale à la réputation douteuse justement pendant que le parlement discute de l’initiative sur la responsabilité des entreprises suisses actives à l’étranger, en particulier dans les pays dont les institutions sont fragiles. Toujours cette crainte des mouvements populistes, cette peur de les affronter ouvertement. Certains politiciens préfèrent se faire les interprètes d’intérêts particuliers très énumératifs, comme ce politicien si à l’aise dans le rôle de porte-serviette d’un magnat de l’huile de palme lorsqu’il s’agissait de défendre l’accord de libre-échange avec l’Indonésie. Tel autre qui perçoit un haut salaire d’une association de caisses maladie tout en assumant la présidence de la commission parlementaire de la santé. Il en ressort un portrait d’un certain l’homo politicus helveticus qui ressemble à s’y méprendre à celui décrit par Cicéron (l’aurait-il rencontré?): «Ne refuse rien à personne: quand on fait des promesses, l’échéance est incertaine, éloignée dans le temps. En revanche, en refusant, on est sûr de se faire des ennemis, et en foule.» En fait, le problème ne réside pas tant dans l’activité des lobbyistes, mais bien dans l’indépendance et l’intégrité du personnel politique.

Quant à moi, je reste persuadé que notre avenir passe nécessairement par l’Europe, je me sens profondément européen et me trouve à l’aise aussi bien à Paris, Rome ou Berlin. Je partage ce que Denis de Rougemont a si bien exprimé: «L’Europe unie n’est pas un expédient moderne, économique ou politique, c’est un idéal qu’approuvent depuis mille ans tous les meilleurs esprits, ceux qui ont vu loin.» Etre pour l’Europe est considéré par certains comme un manque coupable de patriotisme. Ils oublient que l’Europe, son histoire et sa culture sont au cœur de notre identité. Comment les autres voient-ils la démocratie en Suisse? L’unité de recherche de la revue The Economist établit régulièrement un index de la démocratie dans le monde sur la base d’une soixantaine de critères. Notre pays est dans le premier groupe, les démocraties dites pleines. Classement honorable, certes. Cependant, contrairement à ce que l’on croit, nous ne sommes pas au premier rang. Pourrait mieux faire! semble être la note de l’examen. En effet, ces dernières années nous ne figurons qu’aux alentours de la dixième place. Selon cet index, c’est la Norvège (un royaume!) qui aurait la meilleure démocratie, suivie de pratiquement tous les pays nordiques. L’analyse établit également le constat que la pandémie a contribué à une détérioration de l’état de la démocratie dans le monde. A une exception près: Taïwan s’est amélioré et nous a dépassés, tout en gérant très bien la crise sanitaire («The year’s biggest winner», selon The Economist). Par ailleurs, la Suisse ne reconnaît pas le pays le plus démocratique d’Asie pour ne pas déplaire à la Chine qui, dans cet index, se pointe au 148e rang, pas loin devant l’Arabie saoudite, l’Iran et le Yémen. Realpolitik, nous dit-on. Réalisme, c’est ce que m’avait répondu un directeur de banque qui avait accepté des centaines de millions de dollars que de douteux émissaires lui apportaient en billets entassés dans des valises: «Il faut être réaliste, notre travail est de faire de l’argent, pas de jouer aux détectives.» C’est vrai que les banquiers ne sont pas particulièrement connus pour invoquer des valeurs, si ce n’est celle du profit. Mais les politiciens? Ne ressentent-ils pas un certain malaise de ne pas reconnaître l’exemplaire démocratie taïwanaise au profit de la Chine autocrate qui réprime férocement ses propres minorités? N’ont-ils pas honte de refuser de rencontrer le dalaï-lama simplement pour ne pas déplaire aux potentats de Pékin? Je l’admets, en politique et en gouvernant un pays, il faut tenir compte des réalités. Mais il y a des limites, il y a un devoir de transparence, d’explication et on ne peut sacrifier tous les principes au nom d’intérêts économiques, nécessairement temporaires. Or, entre les valeurs si hautement et si fréquemment proclamées et l’opportunisme cynique mis en pratique, il y a une telle discordance que les institutions finissent par perdre de leur crédibilité.

La Suisse est tout juste dans le top dix, ce qui démontre que voter à tout bout de champ n’est pas nécessairement l’atout pour être considéré comme la meilleure démocratie. Cela dit, il s’agit d’un index, discutable par définition. Il repose néanmoins sur un travail sérieux et a le mérite de stimuler la réflexion et de nous empêcher de céder à l’autosatisfaction qui, du moins en ce domaine, nous guette toujours. Il est intéressant de constater qu’il existe un certain parallélisme avec l’index de la perception de la corruption établi par Transparency International. Dans ce cas, ce sont aussi les pays nordiques qui occupent les premières positions, la Suisse étant au septième rang.

Ce qui me paraît imparfait dans notre système est l’équilibre insuffisant entre les pouvoirs, une faille du principe check and balance. Ce n’est pas tant le principe de la séparation qui est questionné, mais bien l’équilibre entre les pouvoirs. Comme je l’ai déjà relevé, notre pays n’échappe pas à la dynamique générale qui affecte aussi les démocraties et qui tend à accentuer les pouvoirs de l’exécutif au détriment du parlement et de la justice. Mais le peuple est souverain! Justement, ce n’est pas nécessairement une garantie, comme l’histoire le démontre tragiquement. La règle de la majorité est évidemment le fondement de la démocratie, non sans quelques précautions, toutefois. La majorité peut se transformer en une dictature qui opprime les minorités et viole les droits de l’homme; cette oppression peut s’exprimer par l’adoption de lois iniques ou par une pression, voire une exclusion sociale qui ne tolère qu’une pensée unique. En Suisse, on s’en remet surtout à la proverbiale sagesse du peuple et de ses représentants, ce qui jusqu’ici n’a pas trop mal marché, il est vrai. Mais pas toujours. Etait-ce vraiment une preuve de sagesse de refuser à deux reprises le droit de vote à la moitié de la population du simple fait d’être femme, alors que pour le reste de l’Europe le vote universel allait de soi? N’était-ce pas une violation flagrante d’un droit fondamental et la négation du principe inscrit dans la constitution fédérale, tous les Suisses sont égaux devant la loi? Violation commise et soutenue par la majorité du peuple (exclusivement masculin, en l’occurrence). Pour réduire le risque de telles violations et éviter des décisions prises sous l’emprise de l’émotion ou de la manipulation de l’opinion, pratiquement toutes les démocraties fondées sur la primauté du droit ont institué une cour constitutionnelle. Argument quasi tabou dans la politique suisse, car être favorable à une telle procédure judiciaire apparaît aux yeux de la majorité bien-pensante comme suspect du point de vue de la probité démocratique, comme franchement hostile envers la souveraineté populaire. De quoi s’agit-il? En quelques mots, le rôle d’une cour constitutionnelle est d’assurer le respect de la constitution et des droits fondamentaux des citoyens. La Suisse n’en a pas et n’en a jamais voulu, de crainte qu’une poignée de juges puisse compter plus que le peuple. Le Tribunal fédéral (TF) exerce une fonction de juge constitutionnel dans le domaine du droit cantonal: si une disposition cantonale ou une décision prise en son nom est contraire à la Constitution fédérale, elle peut être attaquée au TF. Ce n’est pas le cas pour le droit fédéral (à quelques rares exceptions): comme toutes les autres autorités, notre haute cour est tenue d’appliquer les lois fédérales et le droit international. Cela signifie que la compétence du TF d’intervenir directement en tant que cour constitutionnelle continue à diminuer, car l’étendue du droit cantonal se réduit progressivement en faveur du droit fédéral. Que l’on pense seulement au domaine très important de la procédure pénale et civile qui a été unifiée et est désormais du droit fédéral. Le domaine est complexe et il ne s’agit pas ici de faire un traité. La vérité est que la Suisse n’a pas une véritable cour constitutionnelle, ce qui à mon avis est une faiblesse de notre Etat de droit, donc de notre système démocratique. En France, par exemple, la loi instituant le passe sanitaire et autres restrictions en relation avec la pandémie a été soumise au Conseil constitutionnel qui a examiné la conformité à la constitution de chaque disposition. J’insiste: la qualité d’une démocratie ne se mesure pas seulement – et pas nécessairement – à la possibilité de voter sur tout et n’importe quoi en donnant aux objets en votation des noms aguichants qui sont aussi fallacieux que le fameux slogan de la lessive qui lave plus blanc que blanc. Je vois bien qu’un débat objectif sur ce sujet n’est guère possible tant qu’on s’obstine à entretenir le mythe du peuple qui a toujours raison et de la sagesse infinie du peuple. Le peuple a très souvent raison, mais pas toujours. Il peut se laisser entraîner par les émotions du moment et conditionner par des manipulateurs habiles disposant de moyens financiers et technologiques toujours plus sophistiqués. A cela s’ajoute le fait que, lors de la plupart des consultations populaires, le taux de participation des votants a de la peine à atteindre le 50%. Les décisions sont ainsi prises très souvent par une petite minorité qui peut être déterminée par le hasard de la participation au vote. En lieu et place d’un choix démocratique et éclairé, on risque de tomber dans une indécente roulette russe. Une fois encore, il s’agit d’assurer un sain équilibre entre les différents pouvoirs et le peuple ne saurait occuper une place intouchable. Nous glisserions ainsi vers une dictature de la majorité, ce qui ne correspond pas aux principes de l’Etat de droit sur lequel doit se fonder une démocratie saine. Il est dommage que la presse suisse fasse aussi peu de cas de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’opinion publique constaterait certainement avec étonnement que souvent les véritables garants de ses droits fondamentaux ne sont ni le peuple ni le Tribunal fédéral, mais bien la Cour de Strasbourg.

Une femme roumaine a été condamnée à Genève à une amende de 500 francs pour mendicité. N’ayant aucun moyen pour s’acquitter d’une telle somme, elle a passé cinq jours en prison. Déjà auparavant, elle avait reçu des amendes de 100 francs et on lui avait saisi tout l’argent qu’elle avait sur elle, soit 16 fr. 75 (sans même un mandat de séquestre). Le Tribunal fédéral a confirmé la décision des autorités cantonales. La Cour européenne a estimé, en revanche, que «la sanction infligée ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces.» Jugement rendu à l’unanimité, y compris avec le vote du juge suisse. Démanteler les réseaux criminels qui exploitent la mendicité est non seulement justifié, mais nécessaire. S’en prendre à ces pauvres femmes roms au lieu de vraiment rechercher les caïds c’est un peu trop facile. Il a fallu que ce soit Strasbourg qui nous rappelle cette lapalissade. A peu près à la même époque, dans une affaire de corruption concernant le Venezuela, le directeur d’une banque suisse, soupçonné de blanchiment d’argent, ou en tout cas de non-respect des règles en ce domaine, s’en est tiré avec un simple avertissement de la FINMA, le gendarme financier. Aucune autre enquête n’a été ouverte pour établir les faits précis. Tout autre commentaire me paraît superflu.

Les banquiers ne jouissent pas seulement de l’inaction systémique de la justice à leur égard, mais ont toujours exercé une forte pression sur la politique suisse. Tantôt pour faire valoir des intérêts légitimes, tantôt pour s’assurer des privilèges indus. On se souvient de l’engagement de 60 milliards de francs d’argent public pour le sauvetage de l’UBS en 2008 (un montant qui correspondait à l’ensemble des dépenses de la Confédération pour une année). L’opération s’est finalement bien terminée, non pas grâce au mérite des banquiers, mais à l’heureuse évolution de la conjoncture. Si la banque avait dû payer une assurance pour se protéger contre un tel risque, cela lui aurait coûté plusieurs milliards de francs par année. On a frôlé la catastrophe à cause du comportement irresponsable des dirigeants de la banque qui ont pris des risques insensés et contraires à tous les principes d’une gestion correcte et transparente. Personne n’a été appelé à répondre de tels actes, tous ont pu conserver leurs patrimoines considérables accumulés grâce à des salaires faramineux. Sans tomber dans une démagogie trop facile, je remarque que la justice est cependant bien zélée lorsqu’il s’agit de punir des mendiants ou des jeunes qui participent à des actions spectaculaires pas très méchantes pour dénoncer les banques qui persistent à s’engager dans des activités qui contribuent à la destruction de notre environnement et au réchauffement climatique. Le Credit Suisse, lui, a été sauvé par les dollars des pétromonarchies, mais n’a apparemment rien appris puisqu’il se retrouve à nouveau dans une situation très délicate à la suite d’opérations inconsidérées. Ses dirigeants n’ont pas hésité à porter plainte contre les jeunes qui ont brièvement occupé les locaux de la banque lors de leur manifestation. Ils se sont bien gardés de faire de même envers leurs collaborateurs grassement rétribués qui par leur avidité ont mis en danger l’existence même de l’institution et, par conséquent, aussi le contribuable suisse. La justice a fini par condamner les jeunes qui voulaient attirer l’attention sur l’urgence climatique ainsi que sur les investissements de la banque dans des activités fortement polluantes. Comme d’aucuns l’ont fait remarquer, il y en a qui ne sont pas seulement too big to fail, mais aussi too big to jail. Les deux grandes banques ont dû payer des dizaines de milliards pour des amendes dans différents pays pour des activités illégales, au point qu’on peut se demander s’il ne s’agit finalement pas d’associations de malfaiteurs. Le Credit Suisse est à nouveau sauvé (du moins provisoirement) par les pétromonarchies. L’argent n’a décidément pas d’odeur: on accepte sans broncher les milliards de régimes autocrates et liberticides comme le Qatar et l’Arabie saoudite, mais on refuse de faire des virements de 35 francs en faveur de l’Association Suisse – Cuba, entité reconnue d’intérêt public, pour la simple raison qu’apparaît le nom de Cuba, alors que ce pays ne figure sur aucune liste de sanctions internationales, mais seulement sur celle américaine, ce qui est dénoncé chaque année par l’Assemblée générale des Nations Unies. Une banque sous influence étrangère? Le Credit Suisse a été la seule banque qui s’est ouvertement engagée contre l’initiative pour des multinationales responsables. Peut-être la raison de cette attitude doit être recherchée dans le fait que le Qatar n’est pas seulement actionnaire de la banque, mais aussi de Glencore, une des multinationales tout particulièrement visées par l’initiative (la société de Zoug, qui doit affronter de nombreux procès pour corruption, vient d’être condamnée au payement d’une amende de 320 millions de francs au Royaume-Uni pour avoir payé des dessous-de-table et dans ses comptes de 2021 elle a provisionné 1,5 milliard de dollars pour des amendes prévisibles!) Entre 2007 et 2020, le Credit Suisse a déboursé 250 millions de francs pour les deux CEO qui se sont succédé et 50 millions entre 2011 et 2021 pour le président du conseil d’administration (et ce n’était pas son seul mandat). Ce sont ces personnages qui sont les artisans du désastre, car sous leur gestion l’action de la banque est passée de 94 francs à moins de 3 francs. Ce sont des irresponsables, car ils ne sont pas appelés à répondre de cette débâcle et, de toute façon, en cas d’insolvabilité de la banque ce serait le contribuable qui devrait intervenir vu l’importance systémique de l’institution pour l’économie du pays. Une fois de plus, cependant, ce sont les plus faibles qui payent sous forme de milliers de licenciements avec tous les drames que cela implique. Plus du 80% du capital des deux grandes banques est désormais en mains étrangères, par ailleurs pas toujours recommandables. Parmi celles-ci, une banque qui fait partie du fonds souverain de l’Arabie saoudite, dirigé par ce sinistre sultan qui a fait découper en pièce un journaliste qui avait osé émettre des critiques au sujet du régime. Est-ce juste, est-ce acceptable qu’elles puissent continuer à se prévaloir de l’appellation «Suisse» et porter ainsi préjudice à l’image de notre pays?

Chapitre 12

L’agression contre l’Ukraine a une fois de plus reposé le problème de la neutralité. Contrairement à ce que beaucoup pensent, la neutralité n’est pas un principe constitutionnel de notre politique étrangère. C’est un instrument à disposition qui n’entraîne aucune obligation de droit international. Dans le monde d’aujourd’hui, la notion de neutralité a bien perdu de son prestige et a même assumé une connotation plutôt négative, souvent associée à l’indifférence ou à l’opportunisme, pour ne pas dire à l’hypocrisie. La Norvège est membre de l’OTAN et cela ne l’empêche pas de jouer un rôle important et reconnu comme médiateur et facilitateur dans des situations de crise. Ce sont la renommée d’un pays, son prestige et la crédibilité de sa diplomatie qui le rendent apte à assurer cette fonction si importante de bons offices dans des situations de conflits. Parfois aussi son pouvoir de puissance régionale, comme cela a été le cas de la Turquie lorsqu’il s’est agi de réouvrir les ports ukrainiens bloqués par les Russes. Le débat actuel au sujet de la neutralité suisse ne me paraît finalement pas très utile, car il masque le vrai problème, qui est la définition d’une véritable politique étrangère, un domaine où j’ai la sensation que nous avançons sans réelle stratégie. On peut discuter à l’infini sur le choix des avions de combat et la dépense de 6 milliards de francs que cela engendre. Ce qui me paraît indiscutable est que ce choix, en ce moment précis, implique une composante de politique étrangère. Cet aspect n’a même pas été pris en considération, ce qu’a d’ailleurs déploré une commission parlementaire. Hors délais, comme l’est, hélas, trop souvent le parlement. En fait, nous n’avons jamais été vraiment neutres, mais nous nous sommes cachés derrière cette notion adaptée en fonction de l’opportunité du moment. Le cas est célèbre, même si largement oublié.

Lorsqu’une délégation du Vietnam du Nord est venue à Berne pour demander que la Suisse reconnaisse son pays, on lui a opposé une fin de non-recevoir au nom de la neutralité. En invoquant la même notion, le Conseil fédéral arrive plus tard, en 1971, à la conclusion contraire et reconnaît le Vietnam de Hanoi. Par ailleurs, au cours de la guerre du Vietnam, la neutralité suisse a toujours penché en faveur des Etats-Unis avec d’importantes livraisons de pièces de précision dont on savait pertinemment qu’elles seraient utilisées par l’armée américaine sur le champ de bataille. On parle maintenant de fournir des munitions, donc du matériel purement militaire, à l’Ukraine via l’Allemagne. Le Conseil fédéral a jusqu’à présent dit non, nonobstant les fortes pressions d’une partie de la politique et de l’opinion suisse, et je pense qu’il a raison. Pourquoi ne pas rappeler que l’un des piliers essentiels de notre politique étrangère est l’aide humanitaire? Pourquoi ne pas revendiquer et assurer ce rôle à fond et sans compromis? Il y a tellement à faire en ce domaine pour cette pauvre population et l’on pourrait et devrait faire tellement plus, sans pour cela alimenter l’industrie de l’armement!

Je remplacerais le concept de neutralité, concept vague et à géométrie trop variable, par le principe d’une politique éthique. Cela signifie assumer toujours une attitude fondée sur la justice et l’équité. Je ne suis pas naïf au point de penser qu’un tel principe peut toujours être appliqué jusqu’à ses dernières conséquences. Mais quand même! La Realpolitik ne doit pas se traduire par du cynisme, de l’égoïsme et de la rapacité. Faire de grands discours sur notre politique vertueuse et traiter la meilleure démocratie de l’Asie comme un paria ou refuser de dénoncer ouvertement la répression des Ouïgours et des Tibétains (dont plus personne ne parle, l’indignation et l’empathie étant désormais devenues un phénomène saisonnier ou aléatoire selon les choix médiatiques), simplement pour ne pas déplaire aux autocrates de Pékin et à certains de nos milieux économiques, va à mon avis au-delà d’une Realpolitik acceptable et fait finalement de la Suisse un pays pas si différent des autres, comme nous aimerions si bien le croire. Sans parler par ailleurs des interventions des services de notre gouvernement auprès du gouvernement mexicain qui lance une campagne contre le fléau de l’obésité qui fait des ravages parmi les jeunes, en imposant l’obligation d’indiquer sur les emballages les dangers liés à l’excès de sucre, simplement parce que cela pourrait porter préjudice aux ventes de douceurs et au chiffre d’affaires d’une multinationale dont le siège est en Suisse. Le caractère mythique, quasi religieux, que l’on donne au terme de neutralité, sans trop bien savoir ce qu’il contient exactement, est la preuve que cette notion n’est plus praticable, en tout cas pas comme on l’a fantasmée jusqu’à présent.

Il y a vingt ans de cela, la Commission d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, présidée par le professeur Bergier, publiait le fruit de ses recherches. Un travail immense, extraordinaire, rendu finalement possible à la suite du scandale des fonds en déshérence. Un scandale qui aurait pu et dû être évité, car les avertissements n’avaient pas manqué. Alertes ignorées parce qu’ainsi le voulaient les grandes banques et comme trop souvent le gouvernement et la politique ont suivi (comme ils suivent aujourd’hui les multinationales). Le rapport Bergier ébranle sérieusement les mythes de la neutralité et de l’esprit de résistance de notre pays au cours du conflit. Il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre, de dire la vérité, de ne pas s’enfermer dans une sorte de roman national embrumant que l’on transmet d’une génération à l’autre. Le rapport Bergier fait l’objet d’analyses et de discussions dans quelques cercles universitaires, mais est amplement ignoré par la politique et le public, sinon pour en faire un instrument de stériles polémiques identitaires.

Oui, j’ai des ambitions pour mon pays. Je le veux exemplaire, et il en a les moyens. La démocratie ne s’impose pas par les frappes aériennes ni par les embargos qui finissent presque toujours par toucher seulement la population. Si aujourd’hui notre modèle occidental rencontre de plus en plus de scepticisme ou même d’aversion dans le monde, c’est parce qu’il manque trop souvent de cohérence et fait preuve d’hypocrisie. Juste, très juste de condamner l’agression russe contre l’Ukraine, mais pourquoi ne pas avoir agi de la même façon lorsque les Etats-Unis et leurs alliés sont intervenus en Irak et en Libye sur la base de mensonges et ont bouleversé toute une région, provoquant chaos, mort et désolation? L’agression contre l’Ukraine est tellement injustifiable, tellement brutale, que l’on pouvait légitimement s’attendre à une large condamnation de la part de presque tous les membres de l’ONU. Cela n’a pas été le cas, une large partie des pays africains, l’Inde et de nombreux Etats asiatiques se sont en effet abstenus. Une attitude, à mon avis, qui ne peut pas être interprétée nécessairement comme une marque de sympathie envers Poutine. Je crains qu’il ne s’agisse plutôt d’une forme d’agacement, voire d’hostilité à l’égard des Occidentaux. Le colonialisme, le Vietnam, l’Algérie, l’Irak, l’Afghanistan et une justice internationale qui vise presque exclusivement des Africains constituent une partie de l’explication, car à leurs yeux ces événements sont l’illustration de ce qu’ils voient comme une double morale, une contradiction criante entre les valeurs affichées et les faits accomplis. C’est alors le modèle même de démocratie occidentale qui perd en attractivité.

Le capitalisme dévoyé (que l’on appelle à tort libéral) que véhicule l’Occident est en outre la cause d’intolérables injustices, ce qui ne signifie pas que les autres modèles soient meilleurs. Le bien-fondé d’un système ne se mesure pas seulement sur la base d’une comparaison avec d’autres choix que l’on sait par avance ne pas fonctionner, mais bien en fonction des valeurs qu’on prétend représenter et de nos ambitions. La pandémie a clairement démontré ce qu’on savait déjà: la marchandisation de la santé ne profite qu’à une minorité et contribue à accentuer le fossé entre riches et pauvres. Surtout, c’est franchement inhumain – mais dans quelle civilisation vivons-nous? – si des médicaments aptes à sauver des vies ne sont accessibles qu’à une minorité de nantis, si nous vendons sans états d’âme à l’étranger des pesticides interdits chez nous car considérés comme cancérigènes?

En réalité, le progrès et le bien-être des citoyens ne se mesurent pas à la seule croissance du PIB, mais avant tout en tenant compte du degré d’équité et de justice que chacun ressent au sein de la société. Je reste convaincu que c’est par le biais de l’exemplarité que l’on peut améliorer l’état du monde, à défaut de le changer. Je rêve d’un pays qui saurait tendre la main aux désespérés sans arrière-pensées, un pays où le banquier ne vaudrait pas plus qu’une infirmière, un pays qui ne serait pas un havre accueillant pour fraudeurs et oligarques. Des idées qui feraient de moi un mauvais Suisse ou, dans la meilleure des hypothèses, un rêveur? Ce que d’aucuns appellent des rêveries, ce sont en réalité des visions que le cours de l’histoire peut transformer en réalité. Avoir des ambitions et de l’espoir pour son pays, n’est-ce pas une preuve d’amour? «Sans vision, le peuple périt, mais sans courage, les rêves meurent» (Rosa Parks).

Tout cela impliquerait que le débat et la confrontation politiques se déroulent d’une façon loyale et correcte. C’est d’ailleurs sur ce principe qu’est fondé notre système politique qui voit la majorité des forces politiques associées au sein même du gouvernement. Cela présuppose la volonté et la détermination de rechercher le consensus et de respecter la collégialité. Cela a longtemps bien fonctionné et constitue certainement l’un des facteurs du succès du modèle suisse. On ne peut toutefois ne pas être inquiet lorsqu’on constate le degré de détérioration du climat politique. La crise énergétique causée par le conflit en Ukraine – mais aussi et surtout par l’incurie dont on a fait preuve depuis des décennies envers les ressources de la planète en prônant la croissance à tout prix – a induit le président de l’UDC, le premier parti de Suisse, à lancer une attaque contre les socialistes et les Verts. L’attaque en politique est certes légitime et fait partie de la dialectique démocratique. Mais pas quand elle devient ignoble. En l’occurrence, le président de l’UDC prétend que le manque d’énergie va provoquer le chaos, le froid dans les foyers, la pauvreté, la faim et la mort et, il ajoute, c’est exactement ce que veulent la gauche et les Verts. Ignoble et irresponsable. Trump a manifestement trouvé un émule en Suisse. Il y a par ailleurs un autre épisode qui illustre bien cette chute de style, quand Blocher traite Alain Berset de dictateur dans la gestion de la pandémie. Serions-nous devenus une dictature, comme le prétend un ancien ministre de la Justice? Ce sont des messages très dangereux, et ce qui l’est encore plus est la quasi-absence de réaction dans le monde politique et médiatique à de telles grossièretés qui constituent en réalité des agressions contre notre capacité à vivre démocratiquement. Comment ne pas penser à Camus, lorsqu’il écrit: «Faites attention, lorsqu’une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet, mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles.»