Sept.info | Mes livres de mer, leurs aventures… et moi (1/3)
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Gens de mer, auteur inconnu, 1842.© «Les Français peints par eux-mêmes», Editions Léon Curmer.

Mes livres de mer, leurs aventures… et moi (1/3)

Voiles carguées, soigneusement rangé dans une caisse depuis plus de trente ans, le fier vaisseau attendait patiemment de prendre la mer, passer l’écluse de Saint-Malo et courir contre les Anglais! Tel était son rêve. Ce n’était pourtant qu’une frêle maquette achetée dans le repaire d’un brocanteur, un paisible navire de commerce sans expérience du combat… Un regret le possédait, une nostalgie qui demandait à solder ses comptes avec l’histoire.

Un esprit d’aventure l’animait, celle d’un pirate peut-être, qui aurait mis sac à terre après avoir sillonné les océans et devisé sur le monde aux quatre points cardinaux. Mais le valeureux trois-mâts s’était échoué dans un cabinet de curiosités de la cité corsaire, certes à l’abri des déferlantes, mais lâchement remisé dans la pénombre de son passé tel un pitoyable ex-voto, une prière négligée. Une carrière sans naufrage l’avait en effet désarmé, relégué au banc des souvenirs. Il n’était plus qu’un décor disloqué, une apparence qui lui donnait l’illusion d’exister encore et de combler les rêves de voyages d’un collectionneur chimérique.

Mon histoire avec le grand large avait commencé vers la fin des années 1970, alors que je n’étais l’auteur que de quelques ouvrages de poésie, mais où la mer avait ouvert une brèche. L’un d’eux, que j’avais intitulé Le Grand largue, était prémonitoire, car il mettait en scène le jeune homme dont j’essayais de dompter les velléités de partance. Je me trouvais alors en déplacement sur la côte atlantique à la recherche d’objets de marine, dont j’aimais déjà m’entourer. Si je repoussais mollement l’appel «des gens qui vont sur la mer», je restituais leurs navigations en m’appropriant leurs oripeaux. J’étais à Saint-Malo depuis quelques jours et n’avais pas encore mis la main sur la carte, le compas ou la manille, la longue vue gainée de cuir que je convoitais pour orner mon intérieur de terrien. Le vent qui soufflait en tempête sur la Manche venait frapper les remparts et depuis trois jours s’insinuait dans la ville, pourtant si bien protégée des déferlantes qui viennent d’Angleterre. Je m’étais réfugié sous le porche d’une officine qui tenait lieu de librairie, de droguerie et de coffre à rêverie, dont l’inventaire eût révélé un insolite butin. A l’intérieur, une improbable lumière donnait une apparence de recel aux objets hétéroclites qui s’y entassaient. Soudain, la porte s’ouvrit. Un vieil homme aux allures de naufrageur apparut dans le chambranle et me pria d’entrer. «C’est un abri sûr», m’assura-t-il. Puis il se fondit dans le décor et disparut telle une murène dans son repaire. Il fallut que je m’habitua à l’obscurité qui régnait au fond de cette caverne, éclairée d’une lampe tempête suspendue à une poutre. Longuement, je déambulai dans cette authentique île au trésor enfouie dans le passé historique de la vieille cité. Jusqu’à ce que le soleil réapparût, transperçant les remparts du front de mer.

Sur le pavé, des flaques visqueuses reflétaient les nuages. Lentement, la lumière du jour pénétra jusqu’au fond de la boutique. C’est là que j’aperçus, pour la première fois, le bateau qui allait donner à mon existence le goût de saumure dont je me nourrirai le reste de ma vie. Je me le suis offert et l’ai fièrement emporté jusqu’à l’hôtel de l’Univers où je m’étais installé, non loin du quai Saint-Louis d’où partent les bateaux. Assis dans un fauteuil au cuir fatigué, je passai des heures à contempler cette maquette, ce vaisseau qui prenait vie lentement sur le bord de la fenêtre, comme font les loups de mer sur la terre ferme. A mon tour, j’apprendrai à le connaître, à le domestiquer. Pour mieux m’imprégner de ses aventures, je retournai le jour suivant dans l’antre du boutiquier hirsute et vérolé qui m’instruira des heures durant. Quand il se mettait à raconter l’histoire de ce coursier disparu, il tenait du capitaine Achab et de Long John Silver. Souvent, j’ai cru voir un perroquet lui susurrer quelques conjectures qu’il me traduisait en ponctuant ses mystifications d’un éclat de rire diabolique.

Le brocanteur m’expliqua qu’il s’agissait certainement du Belem, construit à Nantes en 1896 pour le transport du cacao, et qu’après trente-trois campagnes entre le Brésil, les Antilles et la métropole, il avait passé deux ans à ravitailler le bagne de Cayenne. Il n’en était pas tout à fait sûr, mais la plupart des détails de cette maquette lui rappelaient ce bâtiment que plus personne n’évoquait depuis des lustres. Son grand-père avait effectué, croyait-il, son voyage inaugural en 1897, sous le commandement du «Merle noir», son premier commandant. Sous réserve d’une mémoire qu’il avouait «défaillante». Il me raconta néanmoins qu’en 1902, à la Martinique, lors de l’éruption de la montagne Pelée, il avait secouru les survivants des navires qu’une vague de fond avait coulés dans la baie de Saint-Pierre. Par bonheur, il avait jeté l’ancre à l’autre extrémité de l’île.

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