C’est le professeur Yves Giraud qui m’a fait mesurer ce que la marginalité des aventuriers de la mer apporte à la société moderne. La sévérité de ses critiques, que je trouvais parfois arbitraires, continue d’impressionner mon écriture aujourd’hui. Son style un peu baroque et fleuri, que j’adopterai lors de mes interventions publiques, est un hommage à son enseignement. Il s’inspirait lui-même d’Henri Guillemin et d’Alain Decaux. En travaillant sur cette société marginale de marins interlopes, tant aimée du public, il paraît que j’avais ouvert une boîte de Pandore jusque-là réduite au silence et dont les conséquences allaient prendre des proportions insoupçonnées: «La traduction d’un goût de l’évasion qui nous pousse à sortir de notre réserve, la mise en exergue d’une révolte contre l’ordre établi que nous réduisions au silence…» Il affirmait que j’en avais esquissé le sens. Au point de me confier la postface de son édition des Voyages et aventures du capitaine Ripon aux Grandes Indes, un mercenaire lausannois au service des Provinces-Unies durant la première moitié du XVIIe siècle.
Comme Mérimée, qui avouait goûter les bandits à condition de ne point en rencontrer sur son chemin, j’aime toujours malgré moi l’énergie de ces hommes en lutte contre la société tout entière, parce qu’ils m’arrachent une admiration honteuse. C’est pourquoi je me suis souvent retranché derrière leurs exploits, même s’il m’a fallu me mettre à découvert pour les approcher, prendre des risques et flirter avec la ligne de vie sédentaire à laquelle je m’accrochais. C’est ainsi que j’ai sauté de livre en livre pendant plus de trente ans, accompagné par des héros d’exception. Leur marginalité a servi ma cause et leur anonymat m’a propulsé sur le devant de la scène. Car à partir des années 1980, et pendant plus de deux décennies, on ne parla que de la légende des pirates, flibustiers et corsaires dont les sociétés d’exception donnaient un sens à l’esquisse d’une revendication qui relevait de l’utopie. L’intelligentsia dispensait ses thèses et j’en étais devenu le héraut.
Durant cette période, j’explorai toutes les extensions historiques porteuses du gène des aventuriers de la mer: le corsaire Claude de Forbin, par exemple, m’offrit l’occasion de conquérir de nombreuses forteresses maritimes. Un écho particulier résonne en moi lorsque j’évoque son nom. Je travaillais sur la biographie de ce chef d’escadre et corsaire provençal dont les historiens ont vainement cherché les mémoires manuscrites. On les disait perdues. On s’en tenait donc depuis des siècles aux témoignages épars de ses contemporains dont on colmatait les blancs à la force de l’imagination et de recoupements aléatoires. Des extraits datant de la fin du XVIIIe siècle justifiaient leur existence, mais rien n’était venu confirmer leur authenticité. Jusqu’au jour où je me rendais un peu par hasard au château de Saint-Marcel, en pleine garrigue, près de Gardanne où naquit le futur chef d’escadres de Louis XIV. C’est là qu’il s’était retiré en 1710, sur les contreforts de la Méditerranée. Lorsque je me présentai au propriétaire des lieux, je dus négocier pour qu’il consente à me recevoir. Une confiance réciproque s’installa pourtant et c’est autour d’un thé de Chine qu’il me fit cette incroyable révélation: «Monsieur, depuis que ma famille a pris possession de cette demeure, j’ai refusé mon hospitalité à d’innombrables visiteurs, tous en quête d’informations sur la vie sédentaire que le corsaire s’était choisie à la fin de sa carrière. Car c’est ici qu’il est mort, veillé par son fidèle secrétaire.» J’esquissai une moue de surprise, car je savais que le marin s’était confié à la plume discrète d’un ami. Le châtelain garda quelques instants le silence, hésita, puis il me pria de le suivre dans le salon tendu de tapisseries commémorant des batailles navales. «Voici ce que j’ai découvert après le décès de mon père», me dit-il en ouvrant les battants d’une armoire avec la délicatesse qui convenait à la situation. Je m’écartai lorsqu’il en sortit deux volumes in-folio reliés, sur lesquels étaient gravées les armes des Forbin-Gardanne. Je venais d’accéder au Graal dont rêvent tous les chercheurs. J’avais devant moi les mémoires authentiques dictées par Forbin à son secrétaire Simon Reboulet, qu’aucun historien n’avait jamais tenues entre ses mains. Je l’entendis me susurrer: «On me les a souvent demandées…» Un chat sauta sur la table et vint se coucher en miaulant sur la reliure poussiéreuse du second volume. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de cette calligraphie ronde et déliée, écrite à la plume d’oie trois cents ans plus tôt. Ici même. Le monde scientifique avait pourchassé ce trésor dans les salles des ventes et les greniers aux quatre coins du monde. En vain. «Alors, pourquoi?» lui demandai-je. «Je ne sais pas.» Il avait aimé notre conversation, m’avait trouvé «veille France». Capable de goûter l’instant et de lui donner la résonance qu’il en attendait. Je fus autorisé à photographier quelques pages du manuscrit, que j’eus l’autorisation de reproduire pour faire la preuve de ce que j’allais écrire. Mon livre agitera les milieux scientifiques, provoquera de nombreux débats jusqu’à ce qu’on reconnaisse l’authenticité de ma découverte; car si des extraits avaient bien été publiés par le passé, ils étaient considérés comme apocryphes. Je venais de m’engager sur la voie royale qui confirmait mes choix intellectuels et le film de cette journée vaut son pesant de souvenirs. Sur une plaque de marbre, apposée sur la terrasse du château, est gravé ce quatrain tiré des mémoires: «Lassé d’espérer et de feindre, éloigné du monde et du sort, je viens attendre icy (sic) la mort sans la désirer ni la craindre.» Clio, déesse de l’histoire, s’était discrètement penchée sur mon berceau.
Cette première investigation m’offrit l’occasion de poursuivre mes recherches sur la course hauturière en étudiant les expéditions de Joseph Bavastro et de Felix von Luckner. Avec la biographie de Claude de Forbin, ce sont trois siècles de démonstrations maritimes exceptionnelles que je mis au jour. Ce qui me permit de faire de nouvelles découvertes «archéologiques» dans la masse de papiers que personne encore n’avait inventorié: de Bavastro le Niçois, je mis la main sur les liquidations de prises de son vaisseau corsaire La Joséphine, dans le bric-à-brac d’un antiquaire de Saint-Germain-en-Laye; et de Luckner, le chevalier corsaire de la Grande Guerre qui ne sacrifia aucun ennemi durant ses campagnes autour du monde, je débusquai le journal de bord encore inédit aux archives allemandes de Fribourg-en-Brisgau, encore une fois bien loin de la mer! L’intérêt de cette trilogie, c’est qu’elle explique par l’exemple et la démonstration la vie et l’œuvre d’une caste bien particulière parmi les gens de mer. Récompensé par de nombreux prix, il me fut aisé de transformer cette pertinence en notoriété. Plusieurs éditeurs parisiens me proposeront dorénavant d’entrer dans leurs collections pour traiter de sujets divers, totalement ou partiellement maritimes, souvent d’actualité, tels Bernard Lefort au Félin, Janine Balland aux Presses de la Cité, Jean-Daniel Belfond à l’Archipel; voire Agnès Fontaine pour le Groupe Eyrolles, dans le registre différent des migrants naufragés en Méditerranée. En effet, la vie me détournera parfois de mes amours maritimes pour m’attirer vers d’autres horizons, pour ouvrir des parenthèses, des opportunités qui se referment généralement pour de nouveaux embarquements. Plusieurs dizaines d’ouvrages émergeront de cette «distraction», mais fidèle à mon cap je resterai l’enfant prodigue de la mer.