En mai 2010, le chef des forces américaines et de l’OTAN en Afghanistan, le général Stanley A. McChrystal, déclarait que l’ennemi numéro un de l’armée américaine n’était ni Al-Qaïda ni les talibans ni l’Iran… mais le logiciel PowerPoint. Il confirmait de la sorte ce que le général des Marines James N. Mattis avait déploré lors d’une conférence qu’il venait de donner en Caroline du Nord et dont le New York Times s’était fait l’écho: dénonçant la place envahissante prise par logiciel dans les forces armées américaines, le général Mattis avait affirmé que «PowerPoint nous rend stupides!» Les capacités de PowerPoint à réduire la pensée sous prétexte de simplification entraîne de mauvaises décisions pouvant provoquer des catastrophes sur le terrain des opérations. Comment PowerPoint est-il devenu le logiciel le plus utilisé au monde? Et en quoi et comment l’abus et le mauvais usage de PowerPoint peuvent s’avérer néfaste, contribuant à la fabrication d’une pensée unique et favorisant la réduction de la pensée? C’est à ces questions que répond la passionnante enquête réalisée par Franck Frommer.
L’usage de présentations graphiques lors de réunions de travail ne date pas d’hier: il s’est développé dans les années 1910 dans le monde des affaires aux Etats-Unis pour répondre, d’une part, aux besoins d’une croissance exponentielle des firmes et, d’autre part, à la transformation du modèle managérial de celles-ci, avec des organisations plus horizontales, au sein desquelles les présentations graphiques avaient la capacité de convaincre le management de façon claire et synthétique. Après la Seconde Guerre mondiale, la prolifération des agences gouvernementales et les besoins militaires américains s’accompagnent d’une explosion des besoins de moyens d’échange et de communication qui fera la fortune de la société 3M, qui créera dans les années 1950 le système des rétroprojecteurs et des transparents dont la War Room du Strategic Air Command consommera jusqu’à 20’000 par mois. En 1962, 3M présente un nouveau projecteur équipé d’une nouvelle lentille Fresnel: moins coûteux à fabriquer et plus pratique à utiliser, ce projecteur va connaître un triomphe, aussi bien dans les écoles et les entreprises que dans les agences du gouvernement américain. Entre 1975 et 1985, les ventes de projecteurs passeront de 50'000 à plus de 120'000 par an, rien qu’aux Etats-Unis. Dans les années 1970, face à la mauvaise qualité graphique des transparents, on commence à créer des transparents «customisés» en fonction des types d’utilisation. Mais le transparent reste un outil simple permettant interactivité et participation, qu’on modifie en direct, qu’on met de côté pour le reprendre après d’autres, ce qui ne sera plus le cas avec le système de diaporama, ancêtre des présentations PowerPoint. On utilise alors les transparents en mode «page» ou «portrait», et les présentations comportent encore beaucoup de texte et peu d’illustrations. Pour augmenter leur efficacité, rendre le message plus synthétique, donc plus direct et percutant, va se mettre peu à peu en place le système de la liste à puces – la fameuse bullet list de PowerPoint – avec retrait pour marquer les sous-catégories, ce qui va s’accompagner d’un basculement vers le mode «paysage», horizontal, devenu le standard de toute présentation.
Dans la seconde moitié des années 1980 apparaissent les premiers micro-ordinateurs Macintosh ou PC (Microsoft est créé en 1976, Commodore et Apple lancent leur premier micro-ordinateur en 1977, et le mastodonte IBM s’y met en 1981), certes lourds, gros et chers, mais qui peuvent être transportables. Compaq promeut le premier ordinateur portable (mais pesant quinze kilos!) en 1982, et le premier Macintosh sort deux ans plus tard. L’arrivée de la micro-informatique se produit au moment où les entreprises vivent un bouleversement profond: à un fonctionnement rationalisé, cloisonné, hiérarchisé, se substitue un nouveau mode déconcentré, autonome, réticulaire, mobile. La firme, devenue «multidivisionnelle» sous l’influence des nouvelles théories du management, va mettre en place le «management par projets» ou la «direction par objectifs», ce qui va faire des réunions avec supports de présentation une ressource essentielle de l’organisation, aussi bien pour l’information ascendante que descendante: l’informatique s’affirme désormais comme une technologie du pouvoir. Le traitement de l’information, devenu l’alpha et l’oméga de toute organisation, ne sera plus du ressort de l’assistante ou de la secrétaire (vouées à disparaître) mais du cadre lui-même: cette volonté d’«autonomisation» des cadres permettra aux entreprises de réaliser des économies en faisant faire par les cadres des tâches autrefois dévolues aux secrétaires.
La première version de PowerPoint date de 1987. Elle ne fonctionne alors que sur Macintosh. La version 2 pour Mac sort l’année suivante et pour Windows en 1990. Il faut attendre la version 3.0 créée par R. Gaskins en 1992 pour obtenir l’outil graphique que l’on connaît aujourd’hui: en couleur, doté d’une sortie vidéo en direct, d’un diaporama, d’animations, de la possibilité d’intégrer d’autres médias audio et/ou vidéo. PowerPoint capte dès cette année-là 63% du marché des logiciels de présentation graphique et, accessoirement, devient l’unité la plus rentable de Microsoft. Dix ans plus tard, PowerPoint était utilisé par plus de 500 millions de personnes et réalisait un chiffre d’affaire d’un milliard de dollars par an. Avec Excel et Word, PowerPoint fait désormais partie du «package» de Microsoft Office: en 1986, Bill Gates avait eu du nez en faisant racheter par Microsoft la société Forethought, créatrice du logiciel, réalisant ainsi sa première acquisition significative. R. Gaskins devient alors le patron de la division Graphic Business Unit, qui passe rapidement de 7 à 100 personnes. Gaskins quitte Microsoft en 1992. En 1994, la version 4.0 propose une série de gabarits et d’illustrations prêts à l’emploi. Si cette nouvelle fonctionnalité suscite l’enthousiasme des «amateurs» ignorant tout de la construction d’une présentation, avec ses gabarits préremplis elle provoque les critiques des experts – qui mesurent bien le risque d’une normalisation des présentations –, en particulier celles de R. Gaskins qui, outre, l’utilisation abusive du logiciel, y voit aussi les effets pervers de la prédominance de la forme sur le fond («l’excès d’effets tue l’effet») et appelle à renoncer à la «luxuriance des effets graphiques», plaidant pour «plus de contenu et moins d’art…» En 2011, PowerPoint possédait 95% du marché de la présentation de graphiques, et Microsoft estimait alors à plus de 30 millions le nombre de présentations PowerPoint réalisées chaque jour!