Il était temps de passer au plan C. A l’aéroport de Kaboul, Omar a tenu à porter mes sacs jusqu’au portillon où deux flics fouillaient les passagers. Nous avons fumé une dernière clope sans que nos regards se croisent. Une semaine s’était écoulée depuis Nimroz. Puisque Omar ne voulait pas traverser le désert et ne pouvait prendre un vol pour la Turquie sans visa, il lui restait une option: entrer en Iran légalement, aller à Téhéran puis franchir la frontière turque avec des passeurs. Il ne l’avait pas envisagé avant parce qu’il ne voulait pas traverser les montagnes seul. Je ne pouvais pas aller en Iran: à supposer que l’on m’accorde un visa, les autorités me feraient alors suivre par un chaperon officiel. Mais, maintenant qu’Omar lui prêtait de l’argent, Malik était prêt à partir. J’allais partir en Turquie avec mon passeport et je retrouverais Omar et Malik près de la frontière iranienne. Une fois qu’ils auraient traversé, nous rejoindrions Maryam et les autres à Istanbul. Bien sûr, rien ne garantissait qu’Omar et Malik ne se fassent pas arrêter et expulser vers l’Afghanistan. Quand est venu le moment de se dire au revoir, je me suis tourné vers Omar et j’ai lu une nouvelle fois sur son visage la peur d’être abandonné. Nous nous sommes pris dans les bras. «O.K., mon cher frère, on se voit bientôt», a-t-il dit avec un sourire. Mes sacs sur l’épaule, je me suis joint aux passagers qui marchaient vers le terminal, submergé par une vague de tendresse et de regrets. J’avais déjà présenté mes excuses à Omar pour mon comportement à Nimroz. J’avais pris ce voyage comme l’un de mes reportages où c’était moi qui décidais. Mais si je voulais le suivre en qualité de journaliste, ce qui justifiait de voyager incognito, je devais le laisser prendre ses propres décisions. Je ne pouvais pourtant pas être objectif vis-à-vis de mon ami, d’autant que nous savions l’un et l’autre que nous mettions nos vies en péril. Je ne m’étais jamais senti aussi perdu quant à mon rôle.
Une fois dans les airs, j’ai pris une profonde inspiration et j’ai baissé le dossier de mon fauteuil. Le calme de la cabine était réconfortant, j’allais pouvoir profiter des prochaines heures pour mettre de l’ordre dans mes pensées. J’ai allumé l’écran dans le siège devant moi et j’ai affiché le plan de vol avec la petite icône d’avion qui progresse au-dessus de la Terre. Les noms de villes flottaient à côté. Enfant, j’étais fasciné par les globes et les atlas, et mon père m’avait appris à m’orienter avec une boussole lorsque nous allions camper ou faire du bateau. Nous allions survoler la mer Caspienne, à proximité de Bakou, une trajectoire qui semblait courbée à l’écran mais qui était en fait une ligne droite au-dessus d’une sphère. Les cartes plates créent nécessairement une distorsion, sur la projection de Mercator que j’avais sous les yeux, les tropiques paraissaient minuscules et l’Amérique du Nord et l’Europe gigantesques. Bien que l’espace nous paraisse stable, il peut, comme le temps, se dilater et se contracter en fonction de notre mouvement. J’ai parcouru les trois mille quatre cents kilomètres de Kaboul à Istanbul en six heures. Je voyais la ville grandir dans le hublot, un réseau lumineux qui s’étendait à l’horizon, fendu par le Bosphore, le nombril du monde. J’avais une escale de deux heures à l’aéroport Atatürk, mais je ne restais pas en Turquie. J’avais décidé de laisser mon ordinateur portable et d’autres affaires, dont mon deuxième passeport, chez une amie en Italie pour les récupérer une fois notre voyage terminé. Je devais y passer la nuit avant de retourner en Turquie. Il était difficile d’estimer combien de temps j’allais devoir attendre Omar et Malik à la frontière, mais je voulais être prêt.
Arrivé à Istanbul, j’ai suivi les panneaux, les tapis roulants et les escalators jusqu’à ce qu’ils me mènent au salon Turkish Airlines réservé aux passagers de première classe ou de classe affaires ainsi qu’à ceux de la classe éco qui, comme moi, ont obtenu un statut privilégié à force de prendre des vols. Le salon était un atrium sur deux étages avec un escalier flottant, je suis descendu au buffet où j’ai pris une pide tout juste sortie du four avant de me servir une Efes à la pression. Je me suis installé dans un fauteuil incliné et j’ai mangé en regardant les innombrables écrans qui diffusaient les infos et des chaînes de sport de différents fuseaux horaires, les secondes s’égrainant à l’unisson. Autour de moi, le personnel débarrassait les détritus avant de disparaître derrière des portes qui cachaient une série d’espaces de travail connectés par des ascenseurs et des couloirs, un deuxième aéroport imbriqué dans le premier. Turkish Airlines proposait plus de destinations que n’importe quelle autre compagnie, et Istanbul était l’un des aéroports les plus fréquentés pour les vols internationaux. Je voyais par la fenêtre les ailes à pointe blanche des avions stationnés le long du terminal, comme autant de voiles. Quand le philosophe Michel Serres regardait par ce genre de fenêtres, il voyait des messagers moderne: «Anges d’acier qui emportent des Anges de chair qui lancent sur des Anges d’ondes des Anges de signaux.» J’avais souvent fait escale à Istanbul, surtout depuis que j’avais commencé à couvrir la guerre en Syrie. D’ici, il n’y avait qu’un petit vol intérieur pour rejoindre Antakya ou Gaziantep. De l’autre côté de la frontière, des villes étaient réduites en cendres par les bombardements de l’artillerie ou de l’aviation et les populations se faisaient massacrer par milliers. Cette violence avait débordé en Turquie, deux mois plus tôt, trois hommes équipés d’armes lourdes et de gilets d’explosifs avaient attaqué l’aéroport, tuant quarante-cinq personnes tandis que les voyageurs fuyaient sur le tarmac.
Quand le moment est venu de prendre mon vol pour l’Italie, j’ai rejoint l’afflux aortique venu de six continents qui circulait dans les couloirs, des passagers en talons hauts ou en sandales, en bermuda ou en robe d’omra, des barbus qui auraient tout aussi bien pu faire partie d’un groupe de reprises, d’une faction des talibans, d’une bande de hipsters ou du Hezbollah. Turkish Airlines n’offrait pas de connexion avec Trieste mais avec Venise, qui n’était pas loin. Je n’avais pas besoin de visa pour entrer dans l’Union européenne, et à l’aéroport Marco Polo, le douanier a regardé son écran puis a tamponné mon passeport sans poser de question, sans doute parce qu’aucune alerte n’apparaissait dans le système. Les autorités se reposaient de plus en plus sur un profilage automatisé afin de permettre aux passagers fiables de passer pendant que les autres faisaient l’objet d’examens plus minutieux. «La vitesse des uns est logiquement liée à la lenteur des autres», explique Tim Cresswell. J’ai pris un train pour Trieste et j’ai passé la nuit chez mon amie. Le vol le moins cher le lendemain partait de Ljubljana, que l’on pouvait rejoindre au terme d’un court trajet en bus. Ma destination finale était Van, une ville proche de la frontière iranienne. A Istanbul, je devais encore prendre un vol mais contrairement à la veille, il fallait que je passe la douane pour atteindre le terminal domestique. Mon avion s’était posé de bonne heure et il n’y avait personne dans la file. J’étais à la moitié du labyrinthe de cordons menant au guichet quand un homme costaud s’est approché de moi et m’a montré son badge de policier. Il a pris mon passeport, a froncé les sourcils et m’a dit de le suivre. Je n’avais jamais écrit d’article sur la Turquie et je me demandais donc si ça avait à voir avec mes reportages sur la Syrie. Je savais que la situation était encore tendue après la tentative de coup d’Etat cinq semaines plus tôt, celle qui avait empêché Omar d’avoir son visa. Plusieurs centaines de personnes avaient été tuées et les putschistes avaient attaqué l’hôtel où le président Recep Tayyip Erdogan séjournait, mais il avait réussi à s’échapper. Il avait par la suite décrit les événements comme un «don de Dieu». Durant les mois suivants, 50’000 personnes ont été arrêtées dans le cadre de purges, certaines ont été torturées durant leur détention. Le flic m’a conduit à une salle d’interrogatoire exiguë, où se trouvaient deux autres hommes en civil: un jeune maigrichon avec un jean et une longue barbe négligée, et un vieux ventripotent qui resta assis. C’était clairement lui le chef mais puisque je ne parlais pas turc, le jeune traduisait du mieux qu’il pouvait, c’est-à-dire pas très bien. Ils m’ont fait vider mon sac tout en me posant des questions sur ce que j’étais venu faire en Turquie. Quand je leur ai dit que j’allais à Van, en zone kurde, ils se sont excités.
– Mais Van c’est très dangereux, a dit le jeune. Pourquoi Van?
J’ai expliqué que j’écrivais un livre sur les migrants afghans et que je voulais aussi faire un peu de tourisme, voir le lac de Van et le mont Ararat, ce qui était vrai, puisque j’allais peut-être devoir attendre Omar et Malik pendant un moment. Le vieux fumait une cigarette en feuilletant mon passeport, la ride sur son front se creusant à chaque page. Dès que j’essayais de clamer mon innocence, il portait son doigt à ses lèvres pour me faire signe de me taire.
– C’est quoi ta religion? m’a-t-il demandé.
– Ma famille est chrétienne.
– Pourquoi que des pays musulmans? a-t-il insisté en brandissant mon passeport lourdement tamponné.
J’ai souri en me retenant de rire. Pensaient-ils que j’étais là pour rejoindre l’EI? Ils ne m’avaient pas posé de question sur mes reportages. Avaient-ils simplement repéré sur les caméras de surveillance un jeune homme en âge de s’engager dans l’armée, l’air vaguement moyen-oriental, et décidé de l’interroger?
– Je ne vais pas que dans des pays islamiques, et je suis journaliste. Je m’y rends pour travailler.
– Où est ta carte de presse?
J’étais coincé. Je ne l’avais pas prise et je n’avais aucun matériel. Le jeune m’a fait déverrouiller mon Samsung et l’a inspecté rapidement.
– Tu as effacé tous tes contacts! s’est-il écrié. Tu mens. Tu ne nous dis pas la vraie raison de ton voyage. Tu vas être expulsé de Turquie!
Je leur ai dit de me googler, mais le jeune n’a pas voulu traduire et son chef a commencé à s’énerver, il me criait de partir en agitant les mains comme s’il allait me gifler. Abasourdi, j’ai suivi le flic costaud et nous sommes sortis. Tout l’interrogatoire avait pris moins de dix minutes. Il m’a emmené dans la zone de l’aéroport réservée aux expulsions où tous les bureaux étaient occupés par des agents de sécurité. Le prochain vol pour Ljubljana ne partait que le lendemain matin. Le flic a enfilé des gants en plastique avant de me fouiller et m’a confisqué mon portable et mon passeport. Il voulait que je signe des documents en turc mais quand j’ai refusé, il a haussé les épaules et m’a emmené dans la cellule. Elle était basse de plafond et il y avait une trentaine de fauteuils inclinables recouverts de papier, comme dans la salle d’attente d’un dentiste mais avec une porte qui fermait de l’extérieur. Au fond, un couloir menait à des toilettes et une douche. Il y avait un panneau interdit de fumer mais la moitié des occupants avaient une clope à la bouche. J’ai vu le téléphone payant près de la porte avec une liste de numéros de téléphone d’ambassade affichée à côté. Je pouvais peut-être arranger la situation. «Tu peux demander une carte au bureau», m’a dit un Arabe en djellaba qui m’observait. J’ai frappé à la porte jusqu’à ce qu’un gardien vienne m’ouvrir, je lui ai donné 20 livres et j’ai récupéré une carte puis j’ai tenté à plusieurs reprises d’appeler un ami de Kaboul introduit dans les cercles diplomatiques. Mais je n’arrivais pas à faire marcher la carte car il fallait naviguer dans des menus automatiques complexes. Sentant ma frustration, l’homme m’a gentiment proposé d’utiliser son portable. J’ai joint mon ami et obtenu quelques contacts à Istanbul, mais le jour férié de l’Aïd approchait et la plupart des gens étaient déjà partis. J’ai essayé le consulat du Canada à Ankara, ils étaient désolés et à peu près aussi utiles que ma carte de téléphone. J’ai fini par abandonner et me laisser tomber sur un fauteuil. «C’est bien de prendre un siège avant le coup de feu de l’après-midi», m’a dit l’homme qui s’est assis en me disant qu’il s’appelait Abu Haroun. Il était mince, il avait rasé sa moustache mais avait la barbe non taillée des musulmans conservateurs. Il parlait anglais couramment avec un accent américain, mais il venait du Yémen et avait grandi en Arabie saoudite. Il vivait à Istanbul depuis des années avec sa femme et ses enfants, mais six mois plus tôt, il était parti en pèlerinage en Arabie saoudite, et les Turcs, pour une raison ou une autre, refusaient de le laisser rentrer. Les Saoudiens ne voulaient pas non plus de lui. Le Yémen était déchiré par une guerre civile, alors il ne pouvait pas y être expulsé. Il était donc coincé. Aucune issue.
– Tu es dans cette pièce depuis six mois?
– Mon avocat pense que je vais sortir très bientôt, inch Allah, a-t-il répondu avec un léger sourire.
Il y avait eu une douzaine de Yéménites coincés par des problèmes de visa mais il était le dernier. Les autres attendaient le prochain vol qui devait les ramener là où ils avaient embarqué. Certains étaient en transit après avoir été expulsés d’un autre pays. Nous n’étions que huit mais le chiffre a augmenté au cours de la journée, comme Abu Haroun l’avait prédit. La plupart des gens venaient du Moyen-Orient ou d’Afrique mais il y avait aussi un Chinois et un jeune Russe qui n’avaient pas eu le droit d’entrer en Ukraine. Quand un Nigérian est arrivé, il a fait le tour de la pièce pour serrer la main à tout le monde. Il m’a dit que les douanes l’avaient bloqué à Chicago et qu’il retournait à Lagos, qu’il avait quitté deux jours plus tôt. A part moi, personne ne semblait particulièrement en colère de se retrouver ici. Ma colère s’est vite muée en désespoir. Mon voyage était terminé. Nous avons passé la journée à fumer en regardant le plafond. Je pensais avec nostalgie aux Efes à la pression dans le salon de la classe affaires, juste au-dessus de nos têtes. La cellule des femmes et des enfants était attenante à la nôtre et les hommes parlaient avec leur épouse en criant à travers la cloison. Parfois le téléphone sonnait, c’était généralement le parent de quelqu’un. On m’a demandé de prendre un appel parce que je parlais français. La femme au bout du fil cherchait un homme qui n’était plus là. «Mais ils l’ont envoyé en France ou au Cameroun?» Personne ne savait. J’avais un livre de poche sur moi, Beloved de Toni Morrison, et une fois que j’ai été suffisamment calmé pour lire, le temps est passé plus vite et mes malheurs ont semblé s’éloigner. La nuit venue, nous avons ronflé dans nos fauteuils et à l’aube, dans la lueur blafarde du panneau lumineux indiquant la sortie, un gardien est venu me réveiller pour que je prenne mon vol. On m’a rendu mes affaires, à l’exception de mon passeport, que le douanier a tendu, dans un sachet en plastique, à un membre de l’équipage. Une fois que les autres passagers ont embarqué, on m’a conduit au fond de l’avion. A notre arrivée à Ljubljana, un flic slovène m’attendait.
– Que s’est-il passé? m’a-t-il demandé quand nous nous sommes retrouvés dans son bureau.
– Je pense que la Turquie ne laisse plus entrer les journalistes étrangers.