Un taxi s’est arrêté et un passager assis à l’avant nous a fait signe. C’était Hajji. Nous avons posé nos sacs sur la banquette arrière et nous nous sommes installés. Alors que la voiture redémarrait, le passeur s’est retourné sur son siège et m’a tendu des sacs plastique remplis d’une poudre verte: du naswar importé d’Afghanistan.
– Emporte-le à Izmir, a-t-il dit. Ils sont à court et ils m’ont supplié de leur en envoyer.
J’ai glissé le paquet dans mon sac à contrecœur: j’avais beau savoir que ce n’était que du tabac, n’importe qui d’autre pourrait prendre ça pour de la drogue. Esenler, la principale gare routière d’Istanbul, était un hexagone monumental composé de parkings en étages avec le terminal au sommet. A l’entrée, deux policiers armés de petites mitraillettes nous ont fait signe de nous arrêter. Quand ils ont vu nos sacs, ils ont commencé à interroger Hajji, qui a répondu dans un turc impeccable.
– Ce sont des Afghans.
Les flics nous ont regardés, Omar et moi, puis ont fait signe au conducteur. Le taxi a grimpé jusqu’au dernier étage sur le pourtour duquel s’alignaient les guichets des compagnies de bus et des snacks. «Comme vous n’avez pas de papiers, il va falloir que je paye l’agent au guichet», s’est plaint Hajji. Il nous a dit de l’attendre dans le salon à l’étage, où un feuilleton turc passait à la télé. Vingt minutes plus tard, l’employé est venu nous chercher pour nous emmener jusqu’à un bus qui attendait de partir. Hajji avait disparu. Les autres passagers avaient déjà embarqué et quand Omar et moi avons pris place tout au fond, le bus a démarré. Nous avons traversé le deuxième pont suspendu du Bosphore pour gagner la rive asiatique de la ville, les lumières des ferrys et des bateaux de plaisance parsemant les eaux noires en dessous de nous. Sur notre droite, nous voyions, éclairé sur toute sa longueur, l’autre pont, rebaptisé depuis peu pont des Martyrs du 15-Juillet. Deux mois et demi plus tôt, des tanks rebelles l’avaient bloqué avant de se trouver pris au piège par une foule de citoyens en colère: trente-quatre personnes avaient été tuées. Pourtant, l’éclat de la ville semblait intact. Les panneaux publicitaires et les centres commerciaux géants défilaient au gré des échangeurs et autoroutes. Il nous a fallu près de deux heures pour atteindre les confins d’Istanbul. «Ça doit être l’une des plus grandes villes du monde, a murmuré Omar. Tu penses que ça fait combien de fois Kaboul?» Nous avons roulé toute la nuit vers le sud de l’Asie mineure, où les routes migratoires du passé se superposent comme par enchantement. Les premières traces écrites de cette terre remontent à trois millénaires, quand Izmir a été fondée sous le nom de Smyrne par des colons grecs qui ont rejoint l’Empire athénien dans la guerre contre les Perses. «Ne crains pas ce que tu vas souffrir», dit, dans l’Apocalypse, le prophète Jean à l’église de Smyrne, alors sous domination romaine. Les Seldjoukides ont conquis Smyrne, les croisés l’ont mise à sac et Tamerlan l’a rasée. «Très rares ont été ceux qui ont pu s’échapper, a écrit l’abbé Vertot, en se jetant dans la mer.» Quand la ville s’est développée jusqu’à devenir un carrefour des exportations vers l’Europe, les Ottomans l’ont surnommée «Smyrne l’Infidèle» du fait de la présence de ses nombreux marchands chrétiens et des juifs sépharades qui avaient fui les persécutions en Espagne. Après la Première Guerre mondiale, l’armée grecque, soutenue par la Grande-Bretagne, a envahi Smyrne pour qu’elle fasse partie de la Grande Idée: une Grèce étendue qui devait recouvrir une bonne partie de l’ancien Empire byzantin. Après trois années de combats terribles et de massacres perpétrés par les deux camps, les Grecs ont été repoussés par Atatürk et les nationalistes, qui ont expulsé un million de réfugiés dans le cadre de ce qui est connu aujourd’hui comme la Grande Catastrophe. Cette traversée désespérée de la mer Egée a été racontée par Henry Morgenthau, ambassadeur américain à Thessalonique. «La pitoyable condition de ces gens lors de leur arrivée en Grèce allait au-delà de ce que les mots sauraient décrire. Ils avaient été entassés sur toute embarcation susceptible de flotter, a-t-il écrit. Ceux qui ont survécu ont débarqué sans le moindre abri sur la plage, couverts de crasse, affaiblis par la fièvre, sans couverture ou vêtement chaud, sans nourriture et sans argent.» Beaucoup de réfugiés sont arrivés sur des îles comme Lesbos ou Chios, qui ressemblent à des icebergs fendus au large de la côte et sont faciles à atteindre depuis le continent sur de petits bateaux, leurs collines boisées offrant une multitude de criques. Quand les nazis ont envahi la Grèce, les résistants ont traversé la mer vers l’est pour rejoindre la Turquie. Après le coup d’Etat militaire de 1980, les dissidents turcs ont fait le trajet en sens inverse. Une décennie plus tard, les vagues de migrants poussés par différentes guerres ont commencé à traverser, charriant avec elles des sans-abris, des apatrides, des sans droits. Après que la Grèce eut rejoint l’espace Schengen en 2000, un détroit d’un kilomètre et demi seulement séparait la Turquie des promesses de paix de l’Europe.
Nous sommes arrivés à la gare routière d’Izmir de bonne heure le lendemain matin et nous avons dû attendre plusieurs heures que l’associé de Hajji, un Kurde, vienne nous chercher dans une voiture à hayon blanche. Il ne parlait que des bribes de persan, mais, à ses gestes, j’ai compris qu’il voulait le sac de naswar. Je le lui ai tendu, puis il a imité le geste de rouler une cigarette. Pas besoin de feuille, juste une pincée sous la lèvre, ai-je mimé à mon tour. A en juger par son excitation, il devait croire que c’était un narcotique. Je lui ai montré les effets d’une consommation excessive – nausée et vertiges –, ce qui a eu l’air de renforcer son intérêt. Nous avons pris l’autoroute qui menait en ville, puis nous avons grimpé une côte raide qui surplombait le port, passant devant des maisons toujours plus petites et délabrées. Nous nous sommes arrêtés devant une ruelle étroite, le passeur a téléphoné à quelqu’un et un homme maigre est sorti en tongs. Il a pris le naswar, moins le sac que le Kurde s’était mis de côté, et nous a dit, en dari, de venir avec lui. Nous avons pris nos sacs et l’avons suivi au bout de la ruelle, où il a toqué à la porte de la planque. Un garçon afghan a ouvert et nous sommes entrés, prenant quelques instants pour nous habituer à l’obscurité du minuscule studio. Nous avons retiré nos chaussures et nous sommes assis sur un petit lit pendant que l’homme ouvrait hâtivement un sac de naswar avant de s’en fourrer dans la bouche. «Je suis tombé en rade il y a quelques jours», a-t-il dit au bout d’une minute, la voix rendue pâteuse par sa salive. Il s’est détendu et nous a souri, soulagé. Son épouse, une femme bavarde avec un visage rond, est arrivée de la cuisine avec un plateau de thé, du fromage de brebis et des galettes, que nous avons mangés tous ensemble. Comme nous, ils attendaient un bateau. L’homme s’appelait Sardar et il connaissait Hajji depuis des années. Sardar nous a raconté qu’il avait été propriétaire de magasins de prêt-à-porter à Istanbul et à Kaboul et qu’il avait autrefois été riche. Mais une longue maladie nerveuse et le krach en Afghanistan avaient considérablement réduit sa fortune. Il ne croyait pas du tout à l’avenir de son pays et pas tellement à celui de la Turquie. Il y aurait un deuxième putsch, il en était convaincu, suivi d’une guerre civile. Alors depuis plusieurs années, Sardar envoyait des membres de sa famille en Europe avec des passeurs, la plupart en Allemagne ou en Suède. Quand les frontières s’étaient ouvertes l’année précédente, il avait même acheté son propre bateau gonflable pour y faire monter sa famille et ses amis. Le bateau coûtait 5’000 euros à Istanbul et il avait payé 3’000 de plus en transport et pots-de-vin pour le faire venir jusqu’à Izmir, le principal point de départ de la migration vers l’Europe. Les places de la ville étaient alors bondées de gens avec des gilets de sauvetage et sur les plages les équipes de télé turques faisaient des directs avec derrière elles des familles qui marchaient dans les vagues pour monter sur les embarcations. Sardar et sa femme avaient repoussé leur départ à cause des affaires, mais ils partaient enfin. Le garçon était le frère de sa femme, arrivé d’Afghanistan quelques semaines auparavant. Une fois en Grèce, ils comptaient aller tous trois en Italie par la mer, peut-être dans un cargo de marchandises, puis en Allemagne par la route. S’ils se faisaient attraper en Italie et qu’on prenait leurs empreintes, ils s’y retrouveraient coincés en vertu des règles de Dublin, mais ce n’était pas le pire endroit où demander l’asile, selon Sardar. Les Italiens rejetaient rarement les Afghans et on pouvait obtenir un permis de séjour assez rapidement. «C’est là que je veux aller», a révélé Omar.
Hajji leur avait aussi promis qu’il les enverrait sur l’île de Chios. Le plus important pour Sardar était de ne pas finir à Lesbos, où il y avait eu des émeutes et un incendie à Moria la semaine précédente. Il avait payé un supplément pour monter dans un hors-bord, qui avait moins de chances de se faire intercepter, mais il avait déjà échoué à passer. La semaine d’avant, ils avaient fait la moitié du chemin quand un gros navire de guerre était arrivé et avait allumé un projecteur qui les avait éclairés comme en plein jour. Leur pilote était reparti vers le rivage pour s’échapper mais un bateau de patrouille turc les avait alors interceptés en les mettant en joue. Les Syriens avaient été relâchés sur le rivage mais les Afghans avaient été emmenés dans un camp de détention. Ce n’était pas si mal, racontait Sardar: les chambres étaient propres et il y avait de l’eau chaude dans les douches. Un mollah turc était venu prononcer un sermon pour essayer de les persuader de ne pas retenter la traversée. «Pourquoi aller dans un pays infidèle? leur avait-il dit. Restez ici, en Turquie.» Quand ils avaient été libérés, quatre jours plus tard, Sardar et sa famille étaient revenus à Izmir.
– Parfois, il faut plusieurs tentatives. C’est le jeu.
– Tu ne pouvais pas sauter dans l’eau pour échapper aux Turcs? a demandé Omar.
– C’est de l’eau salée. On serait morts en quelques minutes, a répondu Sardar.
Il nous a montré les taches blanches sur son jean noir.
– Regarde comme mon pantalon s’est décoloré rien qu’avec quelques éclaboussures.