«Au
revoir et bonne chance!»
«Rendez-vous
sur la plage!»
«Attention
aux petites françaises!»
«On
se retrouve à Berlin!»
Il était 4 h 30, et les jeunes soldats de la compagnie A fanfaronnaient lors du transbordement dans les péniches à destination d’Omaha Beach. Les six embarcations contenaient chacune trente et un garçons formant l’avant-garde de l’offensive. C’était un groupe soudé qui s’entraînait ensemble depuis plus d’un an. Les liens étaient même encore plus étroits pour une trentaine d’entre eux qui étaient originaires de la même ville de Virginie, Bedford. Ils avaient l’impression de former une grande famille. Dans la pénombre d’une aube grise, Gilbert Murdock cria quelques mots à son ami Robert Bruce qui grimpait dans un autre bateau. Il fit ensuite un grand signe au jeune George Roach, un gars de 18 ans chargé de l’un des lance-flammes de la compagnie. Roach lui répondit par un sourire. Malgré le froid et l’humidité, rien ne pouvait ternir l’esprit de camaraderie de la compagnie A. Et peu importait qu’ils soient surnommés «la vague suicide» parce qu’ils débarqueraient les premiers. L’un d’entre eux affirma même que c’était un grand honneur, «quelque chose qui nous rendait fiers». Pour la plupart, ils envisageaient la mort avec la folle insouciance de la jeunesse. «Nous étions tous sûrs de rentrer.»
Le pilote chargé du transport de ces jeunes soldats s’appelait Jimmy Green, un corsaire anglais avide d’aventures et féru d’histoire maritime. A 23 ans, il était plus âgé que la plupart des membres de la compagnie A. Ses yeux plissés par le soleil et ses cheveux raides de sel attestaient de longs mois passés en mer, exposé aux éléments. Originaire de Bristol, grande ville portuaire d’où Sébastien Cabot appareilla pour le Nouveau Monde, Green connaissait sur le bout des doigts les batailles navales des guerres franco-anglaises. Il avait le sentiment de jouer un rôle important dans cette nouvelle fresque historique en conduisant la compagnie A jusqu’à Omaha Beach, et, en l’honneur de l’occasion, adopta une formation en deux colonnes de trois pour ses péniches, «comme Nelson à Trafalgar». Green avait escorté pendant un an des convois dans les dangereuses eaux de l’Atlantique nord, puis avait passé une autre année aux Opérations combinées, et réchappé au catastrophique raid de Dieppe. Il avait aussi travaillé aux côtés des forces spéciales américaines des rangers et en était revenu très impressionné par leur esprit guerrier: «Un groupe de durs à cuire qui avaient l’air plus que capables de se défendre tout seuls.» Il fut donc atterré en rencontrant les hommes chargés de prendre d’assaut Omaha Beach dans la première vague. C’était «un groupe sympathique mais timoré d’innocents gamins de la campagne qui devaient se sentir tout à fait chez eux à Ivybridge» – une petite ville rurale du Devon en Angleterre – «où ils avaient suivi l’entraînement pour l’invasion». Il les trouva polis et serviables – un groupe de gentils jeunes qui devaient faire les courses des personnes âgées de leur patelin. L’audace des rangers leur manquait totalement.
Leur commandant était un jeune homme bien sous tous rapports du nom de Taylor Fellers, chef de chantier dans le civil, un type comme tant d’autres petits notables américains, un pilier de sa ville des montagnes Blue Ridge en Virginie. Surnommé «Tail-Feathers» (Plumes d’oiseau) en référence à ses prouesses de sprinter dans l’équipe de course à pied de son lycée, il était très aimé et respecté. «Travailleur, compétent et totalement fiable», affirmait quelqu’un qui le connaissait bien. Jimmy Green vit en lui «un officier très sérieux, réfléchi, qui semblait beaucoup plus vieux que nos matelots, âgés en général de 20 ans ou à peine plus». Et pourtant, plus il observait Fellers, plus il sentait grandir son inquiétude – non seulement pour Fellers lui-même, mais aussi pour les jeunes qu’il dirigeait. On leur avait confié une mission extrêmement difficile. Ils devaient se rendre maîtres de l’un des quatre passages permettant de franchir la haute falaise à l’arrière d’Omaha Beach, un chemin encaissé menant à Vierville, que les véhicules emprunteraient pour sortir de la plage. La tâche aurait été rude même pour les soldats les plus aguerris, mais elle serait quasi impossible pour cette bande d’adolescents qui, de l’avis de Jimmy Green, était pour le moins «un groupe d’assaut inexpérimenté».
Les planificateurs du débarquement avaient divisé Omaha Beach en sept secteurs désignés par des noms de code: Charlie, Dog Green, Dog White, Dog Red, Easy Green, Easy Red et Fox Green. Chacun d’eux devait être pris d’assaut par une compagnie différente, les hommes de Taylor Fellers, de la compagnie A, menant l’avant-garde sur Dog Green. Or les défenses allemandes risquaient de leur donner du fil à retordre car Omaha Beach, tout comme Utah Beach, était une plage lourdement fortifiée: casemates, bunkers en béton armé, postes de mitrailleuses. Il y avait des obstacles antichars, des canons lourds, des obusiers, des mortiers, des batteries de lance-roquettes. Et tout cet arsenal communiquait par un labyrinthe de tranchées en zigzag gardées par des tireurs embusqués. La plage elle-même était entièrement recouverte à marée haute et ressemblait à des douves médiévales bourrées de mines. Ensuite venait une digue en béton de 7 mètres 50 de haut, épaisse comme un mur d’enceinte et surmontée par du fil de fer barbelé. Après cela s’élevaient un talus puis une falaise haute de 60 mètres.