Sept.info | Victoire à Omaha (5/5)

Victoire à Omaha (5/5)

© U.S. National Archives
Les grands moyens employés par les Alliés lors du débarquement de Normandie. 

Dans l'après-midi du Jour J, les soldats britanniques et allemands blessés affluent dans les hôpitaux du sud de l'Angleterre. Sur les pages normandes, les Alliés progressent, non sans difficultés.

Les ambulances affluaient depuis midi au Queen Alexandra Hospital de Portsmouth, remontant l’allée principale entre des bordures fleuries encore décoiffées par la tempête de la veille. L’établissement était une grande bâtisse de briques rouges de style classique, façade grandiose, hautes cheminées, et deux ailes imposantes. On aurait presque dit un vieux manoir, et pourtant il n’en était rien. C’était un hôpital militaire de construction récente, le plus grand et le meilleur de la région de Portsmouth.

La vie de Naina Beaven, 16 ans, fut totalement bouleversée en ce mémorable après-midi du jour J. Infirmière depuis peu, elle se morfondait à la comptabilité quand la commandante des infirmières, Miss Hobbs, lui ordonna d’aller de toute urgence rejoindre son service où l’on avait besoin d’elle. Les comptes pourraient attendre un peu: il y avait des vies à sauver. Surprise et très inquiète, Miss Beaven courut voir ce qui se passait. L’hôpital étant un labyrinthe, il lui fallut plusieurs minutes pour atteindre les services. «Le long de tous les couloirs, des brancards s’alignaient les uns derrière les autres. Des camions arrivaient si nombreux du port qu’il n’y avait pas de place pour tous les blessés.» On n’était encore qu’au milieu de l’après-midi, et déjà on ne savait plus où mettre les nouveaux arrivants rapatriés en Angleterre. Seuls les plus gravement atteints avaient droit à un lit. Les autres devaient se contenter de rester par terre. Pour une adolescente tout juste sortie de l’école d’infirmière, cet afflux de blessés aussi jeunes fut très impressionnant. Mais Miss Beaven avait les nerfs solides et l’esprit pratique. Ayant reçu l’ordre de faire la toilette des blessés, elle se mit au travail sans hésiter. «Ils étaient pour la plupart très sales – ils avaient fait sous eux – donc la priorité était de les laver au gant.» Elle avait encore trop peu d’expérience pour être chargée de panser leurs blessures, et on lui dit que si elle découpait un treillis «et découvrait quelque chose de méchant en dessous», elle devait appeler la surveillante. Naina fut frappée par deux choses. Tout d’abord, les soldats ne disaient pas un mot: c’était comme s’ils avaient perdu leur langue. En second lieu, ils avaient l’air totalement brisés par ce qu’ils avaient vécu, «tellement épuisés qu’ils se moquaient totalement de ce qui leur arrivait». Elle aurait voulu échanger quelques mots avec eux pour les encourager, mais ils se contentaient de la regarder fixement sans la voir. «Tout en m’occupant de ces pauvres soldats épuisés, je me demandais: Combien de temps cela va-t-il durer? Si je revenais le lendemain, et le surlendemain, y aurait-il toujours les mêmes tâches à accomplir?» Elle se doutait qu’à cette question, il faudrait répondre oui.

Elle était encore en train de laver les blessés quand on lui ordonna d’aller se présenter à l’infirmière en chef avec son amie, Win. L’infirmière en chef était irascible et désagréable, conforme aux pires stéréotypes. «Vous savez que nous avons beaucoup de prisonniers allemands», dit-elle sèchement aux deux jeunes filles. Naina hocha timidement la tête: Win et elle venaient d’apprendre que le Queen Alexandra recevait aussi des Allemands blessés. «Bon, beaucoup de gens ne veulent pas s’occuper d’eux. Soit les filles se sauvent, soit elles refusent de s’en approcher. Acceptez-vous de faire ce que vous étiez en train de faire, mais pour eux?» Naina ne sut pas quoi répondre. Win resta muette elle aussi. Leur silence agaça leur chef qui n’avait pas de temps à perdre. «Allez, dépêchez, décidez-vous, gronda-t-elle. Si vous ne voulez pas, j’essaierai de trouver quelqu’un d’autre.» Win se tourna vers son amie: elle avait pris sa décision. «Allez, Naina, on s’y colle. Eddie est là-bas, et si quelqu’un refusait de le laver, maman serait très malheureuse.» L’argument porta. Miss Beaven accepta, non seulement pour cette raison, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas laisser à l’infirmière en chef le plaisir de se plaindre d’elle et de dire: «L'une de mes infirmières n’a même pas voulu donner un verre d’eau à un prisonnier.» Il n’empêche qu’elle était très mal à l’aise à l’idée de soigner l’ennemi. Elle proposa à Win de travailler côte à côte «pour se protéger» au cas où. Elles se rendirent ensemble au grand baraquement préfabriqué où les prisonniers blessés étaient enfermés. Naina remarqua que les lieux étaient gardés par quatre soldats armés, «deux aux portes extérieures avec des fusils, et deux à la porte intérieure avec des pistolets». Les soldats fouillèrent les deux jeunes filles, contrôlèrent leurs papiers, puis appelèrent la surveillante. «Vous savez ce qu’on attend de vous, dit cette dernière d’un ton sec. Alors au travail.» Miss Beaven avança dans la pénombre et vit l’ennemi pour la première fois. Ce fut un moment qu’elle ne devait jamais oublier. «Ils étaient sales, abominablement répugnants, livides, en mauvaise santé, des gens qui n’avaient pas l’air sains du tout.» Son enfance bercée de propagande avait déshumanisé les Allemands. Et voilà que ses pires craintes et ses idées préconçues se confirmaient. «Ils avaient la pâleur crasseuse de clochards, un teint horrible, jaune et grisâtre de gens malsains.» L’ambiance et la puanteur étaient encore pires que dans les services occupés par les soldats britanniques. Les hommes avaient l’air lointain, le regard vitreux et vide des vaincus, et personne ne parlait. «Je n’entendais rien, juste un grognement de temps en temps, un mot par-ci par-là: personne n’avait aucune animation, aucune vie.» Alors qu’elle se mettait au travail, et nettoyait les peaux crasseuses, elle eut besoin de se rappeler continuellement que «l’une des règles de la Croix-Rouge est que l’on est là pour aider tout le monde». Quelques blessés semblaient reconnaissants qu’on les lave. Certains lui firent même un faible sourire quand elle leur donnait du lait ou de l’eau. Elle s’étonna qu’ils soient aussi jeunes. «Certains n’étaient que des gamins, ils n’étaient même pas tellement plus âgés que moi.» En fait, certains étaient même plus jeunes. Elle passa l’après-midi ainsi, à déshabiller d’innombrables blessés, se félicitant de sa décision. Plus tard, elle fut fière d’avoir surmonté ses préjugés. «Je suis vraiment contente de ne pas avoir refusé d’aider ces hommes», dit-elle.

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