Un zinc robuste, des tables flanquées de larges banquettes, des écrans plats, des climatiseurs puissants, des hectolitres de bières à la pression et un serveur poli. Aux Etats-Unis, les bars ressemblent souvent à ça. Et puis, il y a Chez Red, à Clarksdale. Un comptoir usé, des guéridons et des chaises pliantes, une télé trentenaire, des ventilateurs fainéants, des Budweiser et des Lones Stars… Et Red. Souverainement avachi sur un tabouret, mal rasé, l'oeil embusqué derrière d’impénétrables lunettes de soleil, le maître des lieux règne avec décontraction sur cet empire de bric et de broc, de briques et de bois, où se presse pourtant une clientèle nombreuse. Dans le Mississippi, on appelle ça un juke joint. Créés après l'abolition de l'esclavage, ces clubs informels accueillaient une population noire rurale, exclue des bars et des salons réservés aux Blancs. Métayers et travailleurs agricoles venaient s'y détendre, devant un verre ou derrière des cartes. Parfois même, ils s'y restauraient ou s'y faisaient couper les cheveux. Mais surtout, ils venaient y écouter de la musique et danser.
Au début du XXe siècle, guitaristes et harmonicistes parcouraient la campagne, de juke joint en juke joint, s'y produisant en échange d'un repas ou de quelques billets. Certains d'entre eux, comme Robert Johnson ou Charley Patton, y ont écrit leur légende. C'est dans la chaleur humide de ces cabanes précaires, où ils chantaient leur bohème et leur peine, la rudesse des jours et leurs passions d'une nuit, que ces musiciens ont posé les fondations d'un genre musical appelé à révolutionner la musique populaire: le blues.