«Smoke on the water», un hymne à Montreux (1/2)

© Gérard A. Jaeger

Notre mémoire est pleine de musiques, de refrains écorchés, de paroles désapprises qui font aussitôt surgir un souvenir. «Smoke on the water», écrite par le groupe Deep Purple en 1971, appartient à ce répertoire mythique. Le casino de Montreux brûlait: c’était un 4 décembre…

Le ciel est rouge et flamboie comme un incendie; la forêt de pins maritimes devient incandescente. Et la rade, comme un tableau, s’est figée dans le soleil couchant. Le décor est planté pour que le spectacle commence… Les projecteurs nous aveuglent et les premières notes nous percutent de plein fouet; en rafales, sans sommation. Huit mille billets ont été mis en vente pour ce que la production annonce comme la dernière tournée européenne du groupe le plus emblématique de sa génération et peut-être de l’histoire du rock. Une légende est en train de surgir sous les feux de la rampe. De renaître de ses cendres pour mieux s’inscrire dans son incroyable longévité. Or en apparaissant sur scène, c’est dans mes souvenirs qu’il reprend sa place après cinquante ans d’une discrète proximité. En ce 2 juillet 2023, la scène du Zénith frissonne aux premiers accords d’une chanson qui m’a transformé jadis, et qui a dérangé pour toujours l’ordre des choses qui devait encadrer ma pensée, mes actes. Deep Purple est à Toulon! Ce n’est qu’à deux heures de voiture de la tranquille retraite que je me suis aménagée dans la Drôme provençale, loin de la fièvre et de l’agitation du monde. Comme en 1972, alors que j’avais à peine vingt ans, je vais sortir de ma zone de confort: pour me confronter aux évidences, une fois encore. A la douce fureur de l’exaltation… Une dernière fois?

La salle est subitement plongée dans le noir. Les spectateurs applaudissent à tout rompre à leurs souvenirs. Quelques sifflets fusent des gradins. Dans la fosse, la foule frappe dans ses mains. Un écran géant s’allume et diffuse des images d’un autre temps, d’une époque que je croyais révolue. A tout le moins diffuse dans la mémoire collective, mais il n’en est rien. La lumière m’aveugle et le son des guitares me percute. Les basses me font trembler. La batterie me fait rompre avec une réalité que j’ai laissée pour compte, sous bénéfice d’inventaire. J’ai replongé dans le monde d’avant. Quelques notes ont suffi. Les titres s’enchaînent presque sans transition; quelques paroles indécises me viennent en tête que j’hésite à fredonner: il faudrait les crier, revendiquer les années gaspillées qu’elles racontent désormais. Or toutes ces histoires ne rapportent plus que des vies anonymes, des espoirs battus par les tempêtes et des ports de recouvrance dans lesquels on s’est tous plus ou moins réfugié pour fuir nos velléités de grand large et nos extravagances contenues. Pour quelques heures, la musique nous met en face de nos lâchetés: qui nous frappent, nous giflent et nous foudroient tant elles se télescopent dans nos esprits débridés. Durant les deux heures de ce concert de tous les souvenirs, le groupe Deep Purple a repris le commandement de nos vies; il nous mène par la musique, nous entraîne et nous y consentons. Si nous avons répondu à l’appel de son rendez-vous, c’est précisément pour accepter cette réalité, pour remonter le temps que nous avons perdu de vue et dissipé sûrement, loin des promesses que nous nous étions faites, de garder le cap que nous nous destinions et de regarder vers le bon phare avec une confiance aveugle. Je n’ai certes pas fui ma vie, mais j’ai sans doute perdu du temps; il semble que je m’en acquitte aujourd’hui.

Des chansons telles que Never Before, que chante Ian Gillan de sa voix claire, sont intemporelles et parlent à chacun d’entre nous des espoirs oubliés ou stupidement délaissés. Mais il enchaîne. Et déjà d’autres titres me télescopent brutalement, sans ménagement: Highway starPictures of homeMaybe I’m a leo… sans nous laisser le temps de bien comprendre ce qui nous arrive. Ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes endormis. Tout n’est pas si noir, évidemment. Les refrains des chansons exacerbent les regrets, c’est bien connu. Et je me laisse emporter sans résister. Les airs se suivent, les souvenirs s’entrechoquent; la guitare et le clavier, la basse et les percussions se répondent et se provoquent dans la plus grande tradition du rock and roll: celui qu’ils ont inventé en associant des genres musicaux qui n’avaient pas le destin de se mélanger s’ils n’avaient eu l’audace et le génie de la transgression, en dépit de toutes les règles et des critiques. Sur le site d’Universal Music, on peut lire que Deep Purple a d’une certaine façon codifié le hard-rock – si tant est qu’il soit envisageable de l’enfermer dans une quelconque définition. En revanche, on peut définitivement parler d’un langage nouveau dont les sources se plaisent à sortir des chemins battus pour se réinventer sans cesse, sans se soucier des carcans ni de la critique dont le groupe a fait l’objet. On ne jouit pas sans forniquer.

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Deep Purple, 1969. (De gauche à droite) Ian Gillan (chant), Ritchie Blackmore (guitare), Ian Paice (batterie), Jon Lord (claviers) et Roger Glover (basse). © Pictorial Press Ltd / Alamy

Originaire de Hertford en Angleterre, le groupe Deep Purple s’est constitué en 1968, alors que les Beatles étaient en passe de se séparer. Au cours de sa longue carrière, la formation accueillit de nouveaux musiciens recrutés au gré de mésententes passagères. Mais c’est le chanteur Ian Gillan et le bassiste Roger Glover qui lui ont imprimé sa personnalité, tandis que le guitariste Ritchie Blackmore et le percussionniste Ian Paice l’ont orienté vers la modernité qui fera sa réputation. Avec le claviériste Don Airey venu remplacer Jon Lord à son décès, ils occupent désormais la scène et continuent de faire le spectacle en perpétuant une âme qu’aucune mode n’est jamais venue contester. En 1969, le groupe opérait un premier tournant: la voix distincte de Ian Gillan et les riffs de guitare puissants de Roger Glover favorisaient une mue radicale en explorant de nouvelles voies musicales. Ces évolutions constantes s’imposeront avec le temps comme un label unique: sa marque de fabrique. En ne se fixant jamais, en fuyant la facilité, il continuera de marquer l’histoire du rock and roll. En 1971, Deep Purple fondait son propre label et sortait Fireball, que la génération née de la contestation prit à témoin de ses revendications et de son rejet des valeurs traditionnelles. Dans la marée qui s’opposait à la digue réactionnaire de plus en plus fragilisée, le rock devenait un hymne à la jeunesse, au monde dont elle redessinait les contours à son image. Influent sur la scène musicale dont il est devenu l’un des porte-parole, le groupe Deep Purple fut incontestablement pionnier en matière de hard-rock, au même titre que Black Sabbath ou Led Zeppelin. A cette différence près, que si sa musique est restée dans toutes les mémoires, si elle est citée en référence par les enfants du rock, c’est parce qu’elle n’a cessé de se réinventer sur scène. C’était comme une respiration qui lui a permis de survivre aux modes en se confrontant à elle-même ainsi qu’aux époques traversées. Sa vision révolutionnaire n’a pas vieilli: elle est «toujours aussi puissante, lyrique et virtuose qu’avant», souligne le site nostalgie.fr. C’est ce qui différencie cette formation des autres groupes nés dans la mouvance des années soixante, qui ont pris des rides en se sclérosant dans leur propre histoire.

En cette soirée d’été où les plages toulonnaises sont bondées, le concert de Deep Purple fait le plein de spectateurs: fans de toutes générations confondues. Ce ne sont donc pas que des nostalgiques un peu désabusés qui s’y pressent, mais un public conscient d’être venu chercher un antidote à la morosité, à l’esprit du temps qui ne croit plus en rien ou qui s’est perdu dans les méandres de la vie. Autour de moi, ce sont des jeunes gens qui chantent et dansent le poing levé. Avec cet art de vivre qui proclame être les acteurs d’une existence qu’on leur prédit désespérante; et la fièvre d’en découdre avec les idées formatées qu’on leur impose. Mais ce sont aussi des femmes et des hommes comme moi qui se souviennent et qui, à l’instar de Ian Gillan et de ses musiciens, continuent d’y croire, sur scène comme dans la vie. Je reconnais tous les titres tirés de leur troisième album intitulé Machine Head, qui les représente dans leur période la plus faste, la plus créatrice et peut-être la plus inspirée, dont les standards furent enregistrés au Grand Hôtel de Territet, sur les bords du Léman. Ils me ramènent à de lointains repères, vers des rivages parfois enfouis, jamais oubliés, que je dédie à ma nostalgie. Ils réinvestissent ma mémoire en ne demandant qu’à raviver les rires et les larmes de ma jeunesse. Bien sûr, j’attends comme tout le monde la plus célèbre chanson de leur répertoire, celle qui les représentait voici plus d’un demi-siècle et que nous fredonnons depuis si longtemps qu’on se l’est appropriée… Mais c’est au terme de deux heures de spectacle, de musique et de feux d’artifice que retentit le riff de guitare le plus célèbre au monde que, ce soir, sous les ovations, Ritchie Blackmore nous offre en guise de final grandiose. Il y a subitement huit mille guitares dans la salle qui reprennent à leur manière ce lancinant appel à chanter jusqu’à s’en casser la voix, dont le point d’orgue est repris par le public a capella: «Smoke on the water»! Bien que je la partage, cette chanson m’appartient parce qu’elle parle de ma ville, qui s’est installée pour un soir sur les rives de la Méditerranée, pour ainsi dire en mon honneur. La foule vibre et m’emporte… Ritchie Blackmore enflamme le Zénith, tandis que Ian Gillan s’empare du micro: «We all come out to Montreux / On the lake Geneva shoreline» (Nous venons tous à Montreux / Sur les rives du Léman). Et tout le monde reprend en chœur tandis que la salle entonne: «Smoke on the water, fire in the sky!»

Une ville bien tranquille

Si je ne suis pas natif de Montreux, la Riviera vaudoise a bercé ma petite enfance. Au début des années cinquante, mes parents venaient fréquemment s’y promener. Parfois nous prenions le bateau. De nombreuses photographies témoignent de nos sorties dominicales sur le quai des Fleurs, où j’ai fait mes premiers pas… Le temps a passé, mais peu de choses ont changé: l’essentiel du décor est resté le même. Gustave Courbet, Alphonse de Lamartine et Gustave Flaubert en ont fait des chefs-d’œuvre. C’est une carte postale sur laquelle se découpent le château de Chillon et les dents du Midi. Comme un instantané d’éternité. L’atmosphère est calme, paisible tel un dimanche d’autrefois. C’est ce qu’on y vient chercher depuis toujours: un peu de nostalgie dans le tourbillon de la vie. Ce supplément d’âme continue d’enchanter le promeneur comme il fascinait le voyageur qui le découvrit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’un des premiers à témoigner des beautés attachantes de cette région bucolique fut Jean-Jacques Rousseau, qui vint y folâtrer dans l’ombre de sa protectrice. Ses Lettres enchantèrent l’Europe entière et donnèrent envie de connaître le sort des amants de La Nouvelle Héloïse, dont il parla si bien qu’on voulait désespérément leur ressembler! Du Haut-Lac, il fit une terre d’élection pour tous les amoureux de la nature. Et nous continuons de marcher sur ses traces. Les historiens datent de cette époque les premiers engouements pour la Riviera. «Jean-Jacques n’eût-il jamais paru sur ces rivages, Montreux serait encore l'un des plus beaux séjours du monde», admettait volontiers le naturaliste Eugène Rambert en 1877 dans Montreux et ses environs… «Mais il lui manquerait une auréole de gloire qui ajoute à l’éclat de sa beauté», se plaît-il à préciser.

Toute l’Europe artistique souhaita s’abandonner à ce romantisme naissant qu’évoquaient désormais les relations des peintres et des écrivains à la mode. Or, la rive lémanique n’était pas encore prête à les recevoir; Montreux ne possédait pas d’hôtel et c’est chez l’habitant que le voyageur faisait étape ou séjournait le temps de saisir une esquisse, de tourner quelques vers et de faire chanter une portée de musique. Au début du XIXe siècle, on se passionnait pour Le prisonnier de Chillon que lord Byron venait de publier. Sans doute en raison des libertés qu’il avait prises avec l’histoire, le poète avait fait du patriote François Bonivard, enchaîné trois cents ans plus tôt par les Savoyards dans les geôles du célèbre château, le héros qu’on rêvait de découvrir comme on s’était enthousiasmé pour les amants de Jean-Jacques Rousseau. De nombreux établissements de toutes catégories virent le jour à cette époque et contribueront à faire la réputation touristique du Haut-Lac et de la Riviera. Mais ce sont le Grand Hôtel de Territet et le Montreux Palace qui leur assigneront leurs lettres de noblesse grâce à l’excellence de leur accueil, sans dénaturer le romantisme qu’on s’attendait à y trouver. Vers 1850, l’Hôtel de la Couronne recommandait son «admirable position» et la vue étendue sur le lac et les Alpes dont il jouissait. Or on se devait aussi d’occuper les hôtes de passage; et c’est ainsi que s’ouvrirent les premiers casinos, imaginés comme des lieux de «convivialité urbaine». A la fin du XIXe siècle, Montreux comptait une centaine d’hôtels et plusieurs établissements où l’on venait en priorité se détendre. Car il était important que les touristes se distraient durant leur séjour. Le plus prestigieux de ces établissements de plaisir fut inauguré le 26 novembre 1881. Il faisait référence à ce que l’on trouvait en Europe dans les stations thermales et balnéaires: il se composait d’une salle de concerts et de spectacles, d’un jardin d’hiver, d’un restaurant et d’un café, d’un salon de billard et d’un jeu de quilles ainsi que de boudoirs où l’on pouvait écrire et lire des dizaines de journaux et de revues mis à la disposition des clients. Si l’architecture de ce casino d’inspiration mauresque attirait la curiosité des touristes, la qualité de la programmation de son orchestre symphonique conféra d’emblée au Kursaal de Montreux une réputation internationale. C’était un atout remarquable, que souligne encore le site internet officiel de la ville. Dès son ouverture, l’orchestre donna des concerts chaque jour: l’été, dans les jardins qui dominaient le lac, et l’hiver dans le grand hall. Du fait qu’ils étaient interdits en Suisse, des jeux d’argent semblent y avoir été clandestinement organisés. En 1884, des saisies de tables de baccara confirment l’usage de cette pratique! En dépit de ces quelques entraves à la législation fédérale, la notoriété du Casino-Kursaal dépassa rapidement les frontières du pays. En éveillant les ambitions d’une petite ville bien tranquille, on lui ouvrait un destin historique dont elle allait bientôt cueillir les fruits.

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Le Casino-Kursaal de Montreux vers 1900.  © Verlag H. Guggenheim & Co Artist Atelier Zürich

Montreux s’apprêtait à saisir sa chance, mais ses ambitions dépendaient de son développement. Or ses nouvelles aspirations passaient notamment par la construction d’un nouvel établissement. «Fer de lance de l’industrie touristique montreusienne», selon les propres termes de son historique, le Casino-Kursaal devait s’adapter à la situation économique et rester à l’écoute de sa clientèle. Après quatre ans de travaux, la nef amirale de la Riviera fut inaugurée en 1903 dans le prolongement de l’ancien bâtiment, que l’on continua d’exploiter. De style néoclassique, celui-ci répondait aux exigences touristiques de ce début de XXe siècle; mais on murmurait déjà, comme un augure funeste, qu’il n’était pas conçu pour durer. Le nouveau casino brillera sous les feux de la Belle Epoque, puis il déclinera progressivement après la Première Guerre mondiale. Son prestigieux écrin ne s’en relèvera jamais en dépit de plusieurs modernisations qui s’avéreront provisoires, telles que l’adjonction d’une seconde salle de concert en 1962 et d’un dancing en 1969, dont la disparition accidentelle en 1971 signera la fin d’une époque.

Pour Montreux, ce ne furent jamais que des étapes, des caisses de résonance qui lui permirent d’affirmer ses ambitions. L’essentiel étant ailleurs, dans la formidable vitalité de ceux qui l’ont conduite à devenir une capitale, une référence: plus qu’un simple nom sur la carte du monde. «Montreux parie sur l’avenir»: cette définition est bien plus qu’un slogan, c’est une devise. La modernisation permanente de la petite cité lémanique n’a pas dénaturé son charme, et son évolution s’est faite sans défigurer sa nature profondément paisible. Chaque fois qu’elle a redessiné son destin, ce fut en respectant ses priorités sans se déjuger. C’est ainsi qu’elle a su faire peau neuve au rythme qui fut le sien: au pas lent du vigneron qui vit à l’aune de la tradition sur ses coteaux ensoleillés. Une notice touristique souligne que ses transformations successives ont su lui conserver «un aspect cossu» et qu’elle est entrée presque «sans le savoir» dans la mondialisation touristique.

J’ai beaucoup voyagé. Longtemps, et très loin du quai des Fleurs où j’ai appris à marcher. Quand je suis revenu sur mes pas, Montreux n’était plus celle que j’avais quittée, la douce endormie que j’avais arpentée jadis. Je la trouvais jolie, et voici qu’elle me séduisait. Or si bien des choses avaient changé, il fallait la découvrir pour ce qu’elle était devenue et n’avait jamais cessé d’offrir: le meilleur de ce qu’on a toujours attendu d’elle.

Un aventurier de la musique

Il faut une conjonction de circonstances pour qu’un événement se concrétise. La révolution culturelle de Montreux, la révélation de son potentiel ont un nom: Claude Nobs, surnommé «Funky Claude» pour la postérité par le groupe Deep Purple… Les planètes ont commencé à s’aligner lorsque le Montreusien Claude Nobs reçut le mandat de rajeunir l’image de sa ville; sans s’affranchir de son riche passé ni tourner le dos à la réputation que lui faisaient sa douceur de vivre et la convivialité de son accueil. Ce que l’Office du tourisme lui demandait en priorité, c’était un juste équilibre entre la tradition et la modernité, un consensus helvétique où tous les publics accepteraient leurs différences… sans trop se côtoyer: le but était de faire cohabiter les habitudes bien ancrées et les révolutions culturelles qui se pressaient au portillon de la modernité. Claude Nobs avait depuis quelques années déjà l’oreille des affaires touristiques. Ses missions de promotion à l’étranger lui avaient donné l’autorité nécessaire et la confiance de ses interlocuteurs, qu’il saura mettre à profit pour valider la promotion de Montreux dans les milieux du jazz américain. Fin connaisseur de toutes les musiques, il s’était formé en autodidacte aux nouveautés de l’après-guerre qu’il écoutait à la radio et sur le magnétophone que lui avait offert son père. «La musique est au centre de [sa] carrière professionnelle, écrit Thierry Amsallem, président de la Fondation Claude Nobs… mais elle est d’abord, et depuis ses plus jeunes années, le centre de sa vie.» Il entretiendra par la suite d’étroites relations personnelles avec les artistes et les maisons de disques qui les produisaient outre-Atlantique. A chacun de ses voyages aux Etats-Unis pour le compte de la ville de Montreux, il prenait le temps de se forger un carnet d’adresses personnel qui lui permettra de nouer des amitiés dans l’univers du jazz.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le jazz était en effet très populaire en Europe; mais aucun festival n’avait jamais été imaginé tel que Claude Nobs allait très vite le concrétiser. La première tentative fut aussitôt la bonne. Comme il avait reçu carte blanche pour organiser des concerts sur la Riviera, il envisagea d’inviter quelques célébrités à s’y produire. La qualité de vie dont il avait fait la promotion lui ouvrit de nombreuses portes et son art de recevoir fera le reste pour fidéliser ses hôtes. Il n’existait alors que deux festivals de jazz dans le monde: le premier avait été créé à Newport en 1954, le second à Juan-les-Pins en 1960. Son projet était de faire de Montreux la rivale de ces deux célèbres rendez-vous, en misant sur les valeurs qui faisaient déjà la notoriété de la Suisse, à savoir: l’accueil, la convivialité et la modernité de sa technologie. Claude Nobs misera donc sur la valeur ajoutée qu’est l’excellence, afin de faire la différence et d’imposer sa marque. Pour arriver à ses fins, il avait dû convaincre à la fois l’Amérique et la Suisse: soutenir qu’elles gagneraient à faire cause commune; à réunir le patrimoine musical de l’une et la considération de l’autre. New York apportera son répertoire, Montreux son organisation. Néanmoins, les responsables touristiques de la Riviera allaient modérer leurs ambitions dans un premier temps; prudemment, ils allouèrent une modeste enveloppe à cette initiative qui devait faire ses preuves. Or c’est précisément ce qui marquera l’entreprise de Claude Nobs, l’obligeant à inventer un nouveau concept où l’hospitalité l’emporterait sur le show-business. Dans son Dictionnaire amoureux du jazz, l’animateur et critique français Patrice Blanc-Francard raconte que le chalet de Claude Nobs, situé sur les hauteurs de Montreux, s’était fait une spécialité d’accueillir les artistes en toute simplicité, jusqu’à devenir «le rendez-vous obligé de tous les musiciens qui [venaient] au festival». La modestie des moyens alloués allait être la force de cette organisation inédite, et lui forger un label de qualité sans jamais renier ses gènes où la simplicité côtoie le prestige. Keith Richards, guitariste des Rolling Stones, évoque la réussite de cet étrange amalgame, typique de Montreux, qu’il qualifie de «bizarrerie» dans la série documentaire They all come to Montreux - La folle histoire du Montreux Jazz Festival réalisée par le Britannique Oliver Murray en 2022. Il confiait en outre à la caméra de la Radio télévision suisse (RTS), avec un sourire plein de connivence et d’admiration: «C’est certainement ce qui a aidé Claude [Nobs] dans sa réussite, car c’était un homme de culture dans un lieu plutôt stérile.» A Montreux, l’accent a toujours été mis à la fois sur l’accueil des musiciens et du public. Cette complicité qu’a toujours voulue Claude Nobs a construit l’image du festival de jazz et l’a désigné sur la scène musicale internationale comme ayant inventé un label sans équivalent. La rencontre et la synergie de deux mondes qui ne se connaissaient alors que par le truchement du disque et de la radio se sont réalisées sur des critères qui ne pouvaient être mis en œuvre ailleurs qu’en Suisse. Désormais, des mondes a priori étrangers l’un à l’autre allaient se rencontrer, s’apprécier, se reconnaître indispensables.

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Les frères Nesuhi et Ahmet Ertegun, fondateurs du label Atlantic Recording Corporation, Ambassade de Turquie (salle des archives), Washington, années 30. © Library of Congress

Et la magie ne tarda pas à opérer. En 1965, au terme d’une rencontre improbable à New York, Claude Nobs et Nesuhi Ertegun, fondateur avec son frère Ahmet de la compagnie phonographique Atlantic Recording Corporation, envisagèrent aussitôt d’entreprendre une collaboration. Les artistes les plus importants produits par le célèbre label américain répondirent aussitôt à la proposition de se rendre en Suisse pour une série de concerts. Enthousiasmés, ils décidèrent de renouveler l’expérience et reviendront chaque fois qu’ils seront invités à séjourner sur les bords du Léman. Claude Nobs avait gagné son pari. Fort de son entregent et des prestations qu’il était en mesure d’offrir, il tissa des relations toujours plus étroites avec les agents et les artistes qui faisaient alors l’histoire du jazz. A chaque nouveau concert qu’il mettait sur pied, ses invités louaient son art consommé de l’accueil et de l’organisation. A Montreux, tout le monde était bienvenu. Ses compétences musicales et son sens inné du contact lui ouvrirent toutes les portes; mais sa carte maîtresse était sa bonne ville au pied des Alpes, dont il avait su faire valoir les qualités originales. En 1967, se sentant prêt à développer son concept de festival international, Claude Nobs se lança dans l’aventure en s’appuyant sur les compétences du journaliste René Langel et de Géo Voumard, animateur à la Radio suisse romande. L’Office du tourisme soutint son projet et lui alloua une première enveloppe de 10’000 francs suisses de l’époque dont il saura faire bon usage. Et bien qu’il proposât aux plus grands artistes de jazz américains des cachets ne dépassant pas 1’000 francs, il obtint leur accord en leur promettant de les recevoir dans sa propriété de Caux et de les régaler de recettes locales et personnelles, car il était cuisinier de formation… L’affaire s’était conclue sur une promesse et une poignée de main!

Le miracle était consommé: le premier Montreux Jazz Festival allait voir le jour. Cette manière de procéder n’était possible qu’en Suisse, mais elle n’a pas été le résultat que de sa réputation touristique. Personne dans le monde n’aurait eu ni cette audace ni cette réussite; Claude Nobs les a parfaitement conjuguées, et pratiquées avec succès tout au long de son prestigieux parcours. Les premiers concerts furent donnés dans la petite salle dite du Pavillon, qui surplombait le lac et les jardins du Montreux Palace. C’était un événement exceptionnel qui dura trois jours, du 16 au 18 juin 1967. Claude Nobs était encore employé par l’Office du tourisme, qui nomma le directeur de la Radio suisse romande président de la manifestation. Un concours d’orchestres de jazz fut lancé à cette occasion, qui lui donna un écho retentissant auprès de nombreuses stations de radios en Europe. Des jam-sessions y étaient organisées auxquelles assisteront plus de 3’000 personnes, une exposition de photographies et des films sur le jazz, une bourse aux disques et diverses autres manifestations musicales. Quant à la soirée de gala, elle se déroula en présence du saxophoniste américain Charles Lloyd en quartet avec le pianiste Keith Jarrett, le bassiste Ron McClure et le batteur Jack DeJohnette. L’affiche marquait d’emblée son ambition, qui était de durer. Claude Nobs venait de jeter un pont entre l’Amérique et l’Europe, dont le maître mot était le respect des musiciens et du public; de la musique et de l’humanité en pleine tourmente identitaire. Or, à Montreux, les musiciens se sentiront à jamais uniques, et ce sera la raison de son succès. En 2023, Thierry Amsallem rappelait à l’occasion de l’exposition que lui consacrait le Musée de Montreux pour les dix ans de sa disparition, combien le fondateur du festival aimait recevoir, donner du bonheur et de la joie; que l’un de ses plaisirs était de rencontrer les artistes en dehors de leurs activités professionnelles, de les inviter à prolonger leur séjour quand ils venaient se produire en concert: «Il soignait leur accueil, de l’aéroport à ses chalets de Caux, sans ménager ses efforts.» Dès 1968, les télévisions diffuseront les concerts auxquels le Montreux Jazz Festival cédera les droits de retransmission. Les enregistrements se feront désormais en direct et seront systématiquement stockés pour constituer des archives musicales uniques au monde. La qualité technique des concerts attirera les formations les plus célèbres, qui profiteront de leur passage sur la Riviera pour y enregistrer leurs albums. La machine était lancée; la pompe avait été modestement amorcée, mais en aucun cas la philosophie de Claude Nobs ne sera trahie ni galvaudée. L’esprit de Montreux survivra. Des ateliers de musique auront lieu un peu partout, en ville et sur les bords du lac, en présence d’un public bon enfant. Montreux s’apprêtait à devenir La Mecque des festivals en Europe, «le plus grand témoignage de l’histoire de la musique», selon la célèbre formule de Quincy Jones. Si bien qu’après cinquante ans d’existence il aura constitué dix-sept mille heures d’archives audiovisuelles; ce qui permettra au Montreux Jazz Festival de figurer au Registre international Mémoire du Monde de l’UNESCO. Pour les vieux Montreusiens, le festival était encore celui «des cheveux longs et des idées courtes»: un terrain de propagande pour Mai 68!

Contester, c’est édifier

La fin des années 1960 a contribué à la fermentation des idées nouvelles que la jeunesse protestataire a portée dans la rue et sur le devant de la scène musicale; il n’y avait pas que la plage sous les pavés: c’était les grandes vacances de l’esprit… et le printemps 1968 allait bouleverser plus d’une habitude… La muraille était certes fissurée, mais la citadelle des pères fondateurs de la Suisse bourgeoise tenait encore son rang face à l’anarchie, aux coups de boutoir de la jeunesse qui se battait pour prendre le pouvoir. Ma génération ne fut certes pas de celle qui leva des armées; il lui faudra quelques années pour s’affranchir dans notre pays. Alors, on regardait ce qui se passait autour de nous, et notamment en France. J’avais 15 ans et le droit de rêver. C’était déjà beaucoup. J’écoutais une musique venue d’ailleurs, que mes aînés ne se privaient pas de brandir en guise de provocation. Les Rolling Stones étaient leurs ambassadeurs. Pour ma part, j’écoutais encore sagement les Beatles, dont le style était toléré comme un pis-aller… jusqu’à ce qu’on casse les chaises dans les théâtres. La musique constituait alors un bastion privilégié de la contestation face à une société qui imposait de rester dans le rang. A la fin des années soixante, elle canalisait une partie de la jeunesse qui se déchargeait de ses frustrations. Le refouloir d’une éducation traditionnelle était en marche, il restait à le façonner, à lui donner un cadre qui lui offrirait ses lettres de noblesse, un écrin à la mesure de ce qui serait considéré comme acceptable. C’était l’époque des grandes métamorphoses: on militait contre toutes les formes de violence et pour la justice sociale; la gauche se structurait pour régenter la contestation. En Suisse, on envisageait timidement de donner le droit de vote aux femmes par voie de référendum. Il fallait alors un chef d’orchestre pour endiguer une éventuelle anarchie, qui eut suffisamment d’entregent pour donner confiance à deux univers que tout divisait: la jeunesse en quête d’étendard, et ses aînés sur la défensive qui n’attendaient qu’un faux pas pour l’obliger à s’amender de ses extravagances. Les émeutes du mois de mai avaient détourné du calendrier les grandes messes musicales prévues un peu partout en France; aussi, à l’instar du festival du film qui s’était interrompu sur la Croisette, la plupart des concerts furent annulés en raison de la grève des organisateurs solidaires des manifestants. C’est ainsi qu’une grande partie des artistes programmés dans l’Hexagone se retrouvèrent sur la scène du festival de Montreux pour sa deuxième édition, où la transition culturelle se faisait en douceur. Pour ainsi dire en chanson. Les célébrités du jazz traditionnel tenaient encore le haut de l’affiche, mais le rock avait pris ses quartiers dans le cadre d’une série de concerts mensuels, les Super Pop; d’autant plus simplement qu’il n’en était que l’émanation: une inspiration libérée de ses codes, mais fortement imprégnée de ses référents. Ce sera le cas des groupes fondateurs du rock and roll tels que Led Zeppelin, Black Sabbath ou Deep Purple, dont le répertoire ne cessera de se développer pour en écrire l’histoire. Ces formations se sont constituées alors que naissait le Montreux Jazz Festival et c’est pour cela qu’elles en deviendront les icônes et les ambassadrices. «Elles ont contribué à inventer un nouveau langage musical, peut-on lire sur la page web d’Universal Music, au croisement du rock, du blues, du hard, sans jamais oublier les racines classiques du jazz dont elles se sont inspirées et prévalues.» Tous les commentaires convergent vers cette certitude: à la fois expérimentale et conceptuelle, cette musique née d’une volonté de rupture est devenue représentative de la génération du baby-boom. Et sans être consensuelle, elle n’en est pas moins devenue rapidement universelle. Sur janis-media.com on peut encore lire ceci: «Parce que les musiciens de ces années-là ont apporté à la musique des influences, l’éclosion d’un nouveau genre a pu voir le jour.»

Mais cette nouvelle représentation du monde n’avait pas pour ambition de rejeter le passé musical traditionnel. Ni d’en déboulonner les symboles qu’étaient Nina Simone, Duke Ellington, Billie Holiday, Benny Goodman, Nancy Wilson… et tant d’autres génies du jazz dont elle revendiquait la filiation. Le Montreux Jazz Festival fera mieux que de réunir sous le même chapiteau toutes les familles musicales qu’on a souvent tenté de diviser: il se fera même une spécialité de les confronter pour donner aux spectateurs le droit d’arbitrer leurs préférences. Durant les décennies qui suivront, les concerts à guichet fermé attestent de la ferveur que le public de Montreux porte à ce brassage culturel. Les programmations en témoignent: Ella Fitzgerald et Ten Years After en 1969, Bill Evans et Carlos Santana en 1970, Roberta Flack et Pink Floyd en 1971… Le monde se disloquait et les Beatles perdaient la main au profit d’une musique plus reconstructive: on osait ouvertement manifester contre tout ce qui rappelait le paternalisme traditionnel, empoussiéré par une trop longue histoire et ses abus; on ne voulait plus des conséquences d’une politique culturelle qui ne se tournait que vers le passé, rétrograde et sans avenir, qui se raccrochait à ses branches vermoulues ni d’une politique de va-t-en-guerre obtuse et destructrice qui ne livrait plus que des batailles perdues. On haïssait la guerre du Viêtnam parce qu’elle représentait les derniers feux d’une vision dépassée du monde moderne. Tandis que certains se livraient à la violence terroriste pour se faire entendre, d’autres s’accrochaient à l’idée d’une société fraternelle et misaient désespérément sur l’amour et le pouvoir des fleurs. Le rock and roll n’adoucit pas forcément les mœurs. Or, s’il divisait encore la société, il ouvrait des voies nouvelles dont il était maintenant possible de franchir les barrières.

Ella Fitzgerald, «The First Lady of Song», au Montreux Jazz Festival le 22 juin 1969, accompagnée par Tommy Flanagan (piano), Frank de la Rosa (basse) et Ed Thigpen (batterie). © Montreux Sounds

https://www.sept.info/magazine...La force du festival de jazz de Montreux fut de confronter tous les styles en les rapprochant, tous les goûts en les respectant. Mais toujours avec un seul critère: celui de l’excellence et d’un choix rigoureux dans la programmation. Pour Claude Nobs, c’était une condition qui ne se discutait pas. Comme une seconde nature pour cet organisateur scrupuleux et têtu, qui en a fait son label en dépit des contingences. A la disparition de Claude Nobs en 2013, Mathieu Jaton a repris le témoin sans en changer l’esprit. Interrogé par le quotidien 24 Heures en ouverture de la 57e édition du festival, il confiait au journaliste François Barras qu’il incarnait la programmation, comme l’avait toujours fait son prédécesseur… afin de perpétuer la tradition. A l’instar de Frank Zappa qui s’inspirait de toutes les musiques du monde, ces années-là ont puisé aux sources les plus variées et procédé à un incontestable consensus culturel. Mais au-delà de la musique elle-même, ce qui plaisait à la jeunesse était la liberté de parole et de style qu’adoptaient les artistes, à la scène comme à la ville. Car l’essentiel était bien de manifester sa différence et de s’adonner à toutes les licences, puisque le rock était devenu le défouloir de toutes les causes. Un caisson de décompression sociale dont il fallait faire le meilleur usage. A Montreux, sur scène et dans les salles de concert la foule était souvent en transe, mais toujours sous contrôle. Dans la rue, la ville cultivait sa quiétude sous haute surveillance. Quand la marmite était sous pression, il fallait savoir soulever le couvercle avant qu’elle n’explose! Claude Nobs, qui était en passe de révolutionner le jazz en l’associant à la jeunesse et à sa musique, le savait: s’il voulait garder la confiance des autorités qui le subventionnaient, reconduire son projet pour en faire le premier événement de Suisse et bientôt le plus célèbre au monde, il ne pouvait pas se permettre la moindre complaisance professionnelle. Sa réussite naissante ne devait pas lui faire baisser la garde. Par ailleurs, il fallait qu’il rassure ses partenaires financiers dont la confiance dépendait de cet équilibre précaire. En même temps, il était confronté à toutes sortes de dérives qui auraient pu menacer la pérennité de la fête. Il avait misé sur la musique pour emmener son public aux paradis artificiels. Mais un danger planait depuis peu sur ce monde qu’il tenait à bout de bras: désormais, la drogue s’invitait aux concerts!

En été 1969, deux gigantesques récitals en plein air attiraient à Woodstock et sur l’île de White plusieurs centaines de milliers de jeunes spectateurs; des campements géants s’y étaient installés en toute liberté, sans autres règles de conduite que celles de la musique et des plaisirs de toutes sortes et sous toutes les formes. Cette année-là, ce furent les manifestations les plus importantes et les plus suivies de la contre-culture: Bob Dylan, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Joan Baez, Carlos Santana, Joe Cocker connus pour leur activisme, y propagèrent la bonne parole à coups de décibels. On y a beaucoup fait l’amour pendant que d’autres s’acharnaient à faire la guerre un peu partout dans le monde, au nom d’une civilisation vieillissante et de ses principes, qui ne pouvaient plus s’imposer que par la force des armes. A Washington, 250’000 personnes manifestaient contre l’intervention militaire au Viêtnam, jugée illégitime et définitivement inutile par une jeunesse décidée à se faire entendre par tous les moyens, culturels et politiques. La déferlante pacifiste qui s’abattait sur l’Occident lui donnait raison contre toutes les chicanes et les procédures politiciennes, et cette vague de fond s’érigeait en symbole. En dépit des drames induits par ses débordements. Dans un film devenu culte, le réalisateur américain Dennis Hopper ne manque pas d’en faire état, mais il l’explique par le besoin d’éradiquer les derniers remparts du conservatisme qui, pour ne rien céder à toutes les formes de l’évolution qui s’était mise en marche, contraignait une génération à toutes les démesures: Easy Rider raconte ce voyage initiatique à travers les Etats-Unis. Primé au Festival de Cannes, il est archivé depuis 1998 à la Bibliothèque du Congrès pour son apport significatif à la culture américaine. Le sexe, la drogue et le rock and roll sont apparus comme un slogan. Or, dans cette trilogie, la consommation de stupéfiants et le trafic qu’elle engendrait commençaient à poser un problème de santé publique. Dans ce contexte, il était facile de faire feu de tout bois et de jeter le bébé avec l’eau du bain. L’amalgame était aisé de s’en prendre aux mœurs délétères d’une génération qui s’en allait à vau-l’eau, dont on disait qu’elle n’avait plus de repères et qu’il fallait recadrer de toute urgence. En mettant en scène le rock and roll et ses dérives, Dennis Hopper avait fait de son film une œuvre «mythologique» qu’il eût fallu regarder comme une réflexion sur l’avenir qui ne célébrait pas les aventuriers des paradis artificiels. Il n’en a pas moins fait le lit de la réaction qui en a détourné le sens. Et fait un épouvantail d’une génération perdue. A Montreux, Claude Nobs veillait à ce que son festival n’en souffre pas.