Sept.info | «Smoke on the water», un hymne à Montreux (2/2)
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Deep Purple en 1972. (De gauche à droite) En haut: Ritchie Blackmore (guitare), Roger Glover (basse) et Ian Paice (batteur). En bas: Ian Gillan (chant) et Jon Lord (claviers). © Alamy

«Smoke on the water», un hymne à Montreux (2/2)

Notre mémoire est pleine de musiques, de refrains écorchés, de paroles désapprises qui font aussitôt surgir un souvenir. «Smoke on the water», écrite par le groupe Deep Purple en 1971, appartient à ce répertoire mythique. Le casino de Montreux brûlait: c’était un 4 décembre…

J’ai basculé dans ma nouvelle vie en même temps que l’Ancien Monde; toutes les portes s’ouvraient à ma génération, à laquelle rien n’était plus interdit, où les apprentissages du sexe et du rock and roll allaient faire de moi ce que je rêvais d’être: un homme… Les images sont souvent trompeuses et ne reflètent que nos propres fantasmes; tel était le miroir du monde dans lequel je me projetais secrètement et tentais de me refléter. Car on ne parlait pas de ces choses-là dans mon milieu. En revanche, si l’on a longtemps cherché à me protéger, on m’a laissé beaucoup de liberté; c’est sans doute pourquoi je me suis rarement mis en danger. Néanmoins, si j’étais trop jeune pour vivre les événements de Mai 68 dans la rue, je suis de la génération qui en a largement profité. L’onde de choc est passée tout près de moi et je ne me suis pas privé de goûter aux fruits que j’allais cueillir au jardin des plaisirs. «L’année érotique» prédite par Jane Birkin en 1969 allait concrétiser ce que la musique me promettait: notamment les jeux de l’amour, dont les interdits avaient éveillé ma puberté. Sur la guitare qu’on venait de m’offrir pour que j’y fasse mes gammes classiques, je travaillais discrètement quelques accords imités du répertoire des groupes de rock à la mode. Je me voulais rebelle, mais j’étais bien trop maladroit pour me sentir investi du rôle que j’ambitionnais d’interpréter. Je luttais malgré moi contre une mauvaise conscience cultivée, mais je persévérai. Je commençais à m’imaginer adulte, et comme l’a si bien relaté Jean-Claude Guilbert dans son approche de l’attraction de l’idole chez l’adolescent tandis qu’il dirigeait la revue Planète, organe du «réalisme fantastique»: j’avais vaguement conscience que je venais de perdre quelque chose que je ne retrouverais jamais plus, et cela me rendait anticonformiste, révolutionnaire et surtout curieux d’un monde dans lequel il faudrait bien que j’entre un jour, puisque je venais de quitter celui de l’enfance. Je demeurai donc quelque temps en suspension dans cet univers que je m’étais destiné, et je sentais que j’acquérais un peu plus de liberté à chaque nouvelle chanson que je m’efforçais d’écrire entre mes cours de solfège. Or cette lancinante liberté de vivre me mettait en porte-à-faux. Certes, je me sentais prêt à franchir le pas qui me déconnecterait de mon existence de collégien tranquille auquel on enjoignait de «passer le bac d’abord»; mais il me fallait un peu de temps pour mettre en ordre mes idées. 

Par ailleurs, la musique me parlait un langage que je comprenais. C’est donc à travers le répertoire de mes idoles, dont j’achetais tous les 45 tours que j’entendais à la radio, que je pris mes premiers repères en dehors des sentiers battus, et que j’appris à me situer sur la carte de ma génération. C’était ce qu’on appelait encore de la «variété». Pas vraiment sulfureuse, elle eut toutefois l’avantage de guider mes pas dans un univers qui ne m’était pas encore familier. Ses interprètes étaient à peine plus âgés que moi et j’entendais parfaitement les messages qu’ils semblaient m’adresser, tous les secrets de l’existence que je me construisais en silence et que je refusais absolument de vivre par procuration. Mes premières histoires d’amour sont nées en chansons. Tout en twistant sur les refrains endiablés de l’époque, je m’étais mis à écrire des poèmes aux filles les plus délurées de mon collège. D’auditeur passif, rêveur et envieux, j’étais progressivement devenu l’interprète et l’acteur de mes premières aventures. Je tenais désormais le rôle-titre de ma vie et j’étais fier de mes hésitations que j’appelais «mes expériences». Naguère amoureux transis, je franchissais les premiers caps de l’âge adulte en musique et me flattais de naviguer à l’estime, sans boussole et en toute impunité. Les paroles de mes compositions se faisaient de plus en plus pressantes et ponctuaient mes rimes d’invitations équivoques. Je voulais que ma voix porte toujours plus fort et plus loin. Ma liberté sexuelle en était le passeport et le désir enfreignait toutes les limites. Rien ne semblait pouvoir m’arrêter: je traduisais en actes ce que je chantais sur ma guitare et j’expérimentais de nouveaux excès à chaque pratique. Sans autre talent que celui de vivre, fût-ce à tâtons. Des groupes de rock amateurs se formaient un peu partout pour crier la détermination de ma génération: un monde nouveau était en train de se mobiliser, fait de notes et de mots, comme un hymne universel. Et je voulais en être. Comme j’écrivais plus facilement que je ne composais, j’ai troqué la guitare pour la machine à écrire: la plume était passée de mode et l’usage de la Remington de Cendrars me semblait plus inspirant et mieux adapté à la poésie libre que je m’étais mise à écrire. Je lisais passionnément Maïakovski et les poètes communistes pour me distraire du programme régi par une convention de moralité qu’on nous obligeait à étudier pour le bac. Je le faisais moins pour me rebeller que pour me distinguer de mes camarades et faire valoir ma différence auprès des filles qui venaient d’intégrer nos classes. Par ailleurs, je continuais d’écouter les radios qui diffusaient du rock sur les grandes ondes. Ce que je lisais et j’entendais m’emportait bien au-delà des ambitions que j’avais maladroitement traduites jusque-là. Tous les soirs dans mon lit, j’écoutais l’émission que José Artur animait sur France Inter. Sa désinvolture, son air de ne rien prendre au sérieux me séduisait infiniment et m’ouvrait d’autres perspectives. C’est au cours de ces nuits blanches que je découvris les solos de guitare de David Gilmour, les performances de John Bonham à la batterie et la voix perchée de Ian Gillan! Pink Floyd, Led Zeppelin et Deep Purple venaient de faire irruption dans ma vie. Et rien ne serait plus comme avant. C’est au cours de l’une de ces émissions nocturnes que j’entendis parler de Claude Nobs pour la première fois, et que je m’intéressai au Montreux Jazz Festival dont il était venu promouvoir la cinquième édition.

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