Sept.info | Bouvier, plein d’usage et raison (2/2)
Nicolas Bouvier Nicolas Bouvier
Portrait de Nicolas Bouvier. © Yvonne Böhler​​ / Bibliothèque de Genève,

Bouvier, plein d’usage et raison (2/2)

A l'occasion des 90 ans de la naissance de Nicolas Bouvier né le 6 mars 1929, des journalistes et des photographes de Suisse et d'ailleurs témoignent de l'influence qu'a eu l'un des plus célèbres écrivains suisses sur leur parcours et leur écriture.

On évoque souvent l’Ecole de Genève qui commencerait avec Albert Béguin et Marcel Raymond puis continuerait avec les deux Jean, Starobinski et Rousset, et quelques autres. On parle moins de ce qui s’est passé avant cette Ecole. Qui a fondé le Séminaire de français moderne en 1891? Qui a fondé la Société Jean-Jacques Rousseau? Comment s’est constituée la lignée de professeurs de littérature qui va d’Amiel à, mettons, Sylviane Dupuis?

Dans les couloirs de l’Université de Genève, une quinzaine de bustes documentent cette histoire entièrement masculine. Au premier étage, dans le foyer de l’aula, parmi les huit têtes d’hommes mûrs sur socle de marbre, le plus haut, installé à contre-jour, est pourvu d’une plaquette de cuivre où l’on peut lire «Henri-Frédéric Amiel 1821-1881». Pommettes saillantes, barbe en pointe, nez prononcé, abondante chevelure recouvrant les oreilles et une partie de la nuque, il porte veston, gilet, lavallière et un manteau de bronze posé sur ses épaules. L’écharpe blanche qui ne le quittait jamais n’est pas reproduite. Amiel a obtenu son poste à Genève dès son retour de Berlin, grâce à une thèse de candidature intitulée: «Du mouvement littéraire dans la Suisse romande et de son avenir». On peut y lire cette proclamation: «Notre vie genevoise manque de centre et nos études aussi: injecter le besoin scientifique, l’élan vers la poésie et la philosophie… mettre en communion avec l’Allemagne, travailler à un centre de vie intellectuelle.» Ce sera son programme de 1849 à 1881, quand il meurt à 59 ans.

Amiel était le collègue d’un certain Auguste Bouvier, professeur d’apologétique protestante de 1861 à 1893, quand il meurt à 67 ans. Son buste se trouve sur les rayons de la Bibliothèque du même bâtiment. L’année où Auguste devient professeur, naît son fils, Bernard, qui a son buste tout de suite à gauche quand on entre dans l’université par la porte des Bastions. Sur une colonne de marbre flanquée d’une poubelle rouge il porte d’énormes moustaches tombantes, à la Flaubert et un air de ne pas rigoler. Le sculpteur a pris la liberté de le représenter torse nu. Son père l’envoie faire ses études à l’Ecole Normale Supérieure de Paris. A son retour il est nommé professeur. C’est lui, le grand-père de Nicolas, qui fondera le Séminaire de français moderne et la Société Jean-Jacques Rousseau. C’est lui aussi qui deviendra vice-recteur, puis recteur, lui encore qui publiera le Journal intime d’Amiel et toute une série de conférences à son propos, tenues aux quatre coins de l’Europe. Il sera le gardien autorisé de la plus grande partie des papiers d’Amiel. A la mort de Bernard Bouvier, c’est Marcel Raymond qui en fera l’éloge appuyé, soulignant «son charme un peu hautain». Nicolas dira de ce grand-père: «Il était une espèce de nabab culturel et un gentleman très élégant. Comme il trouvait les enfants assommants, quand il nous invitait en séjour chez lui au château de Coinsins, il nous gâtait pour que nous lui fichions la paix.»

Un autre buste de l’un des précurseurs de l’Ecole de Genève se trouve au premier étage, dans le foyer, à gauche en sortant de l’aula. Portant veston, cravate et fine moustache, un petit gros joufflu est désigné sans prénom ni date de naissance: «Thibaudet». Ce Bourguignon, par ailleurs critique à la NRF (Nouvelle Revue Françaisendlr), est en poste à Genève de 1924 à 1936, quand il meurt à 62 ans. Il fait paraître chez Hachette Amiel ou la part du rêve. Le portrait est cinglant, en voici le ton: «Amiel fut nommé professeur ordinaire, écrivit des vers et des études également ordinaires qui obtinrent à peine une attention cantonale… Ses cours bien préparés étaient pesants et ennuyeux… Il plut à un certain nombre de demoiselles et de veuves, mais il ne se décida à en épouser aucune et mourut célibataire.» En même temps que le brillant Thibaudet se rit d’Amiel, il salue la pertinence des jugements de Bernard Bouvier à son sujet: on est entre collègues.

Pour Nicolas Bouvier, pas de buste dans les couloirs de l’université. Dès sa mort, son nom a permis de rebaptiser à Genève une ancienne école ménagère de jeunes filles en Ecole de commerce Nicolas Bouvier. Une rue porte son nom à Saint-Malo ainsi qu’un prix littéraire. La filiation entre Nicolas et Amiel n’est pas que biographique, on la décèle dans d’autres domaines. Il y a d’abord l’attitude amoureuse, le rapport aux femmes de Nicolas. Les mœurs ont changé et il n’est pas resté puceau jusqu’à 39 ans, comme Amiel. Nicolas documente à plusieurs reprises son attirance pour les prostituées avec lesquelles il s’entend bien. Mais à 26 ans alors qu’en Suisse les femmes n’ont pas le droit de vote, qu’elles n’obtiendront qu’en 1971, il ne craint pas d’expliquer dans un article à un journal yougoslave «que c’était bien ainsi». Il s’en explique: «J’aurais souhaité de voir les femmes militer un peu moins et se soucier de plaire un peu plus» (Œuvres, Nicolas Bouvier, Gallimard, «Quarto», 2004, p. 92). On voit l’argument, c’est celui qu’on défend sur les hauts de Cologny ainsi qu’à la rue Sénebier: «Sois belle et tais-toi!» A propos, dans la centaine de bustes, marbres, plâtres ou bronzes, qui ornent les bâtiments des Bastions je n’ai trouvé à ce jour que deux exceptions féminines: Mme de Staël et Anna Eynard-Lullin de Chateauvieux, toutes deux nées au XVIIIe siècle. Nicolas a de qui tenir. Quant aux amours, en général malheureuses, qu’il a vécues jusqu’à sa rencontre avec Eliane, il en parle avec une mélancolie digne des meilleures pages d’Amiel.

Avec Henri-Frédéric, il partage aussi la pratique du journal qu’il appelle carnet de voyage et qu’il ne destine pas à la publication. Contenu différent, procédé identique: retenir l’écoulement de sa vie entre des lignes quotidiennes et pour soi. D’autres convergences encore entre ces deux écrivains: leur apolitisme, voire leur conservatisme. En 1848, confronté aux journées révolutionnaires de Berlin, Amiel se cache, ne veut rien avoir à faire avec les étudiants impatients. De son côté en 1990, quand Dürrenmatt critique le conformisme helvétique dans un discours à son ami Vaclav Havel, président de la Tchécoslovaquie reçu par le Conseil fédéral, Nicolas adopte le ton de son milieu, rue des Granges ou Champel, pour se distancer de Dürrenmatt. Autres similitudes entre Amiel et son petit-fils: leur protestantisme. Chez Amiel, il est sincère, chez le second il est culturel plutôt que religieux. C’est-à-dire qu’il laisse place à une transcendance sans se préoccuper du dogme. Mais il reste moraliste comme nous le sommes un peu tous par ici. Il n’est presque pas une page de L’usage du monde dont on ne puisse extraire une phrase en forme de maxime impersonnelle. Au hasard, faisons l’exercice, voilà ce que cela donne: «Etre privé de l’essentiel stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel.» «Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations.» «La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.» Ce ne sont pas les maximes d’Amiel, mais leur moralisme est évident.

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