Sept.info | Nicolas Bouvier, le voyageur dans les collines

Nicolas Bouvier, le voyageur dans les collines

Tout le talent de Bouvier consiste à transformer l’ordinaire en singulier. Sous sa plume, l’insolite et le cocasse deviennent universels. Alchimie de la littérature…

Nicolas Bouvier Nicolas Bouvier
Le voyage en images. Journal photographique de L'usage du monde. Iran: Téhéran, Mazandaran, Gilan, route de Chiraz. Pakistan: Quetta. Mai-août 1954. © Bibliothèque de Genève, Arch. Bouvier 19 / Reproductions avec l’aimable autorisation des ayants droit N. Bouvier (reproduction interdite).

Il est souvent malaisé de rencontrer un écrivain qui vous a fasciné, tenu en haleine et emmené par la plume voire par la main aux antipodes. J’avais découvert Nicolas Bouvier dans les bacs de bouquinistes et les couvertures écornées, les pages abîmées me permettaient de les acheter à vil prix et avec l’or des horizons pour récompense. Comment résister à l’appel du large avec L’usage du monde qui vous propulse au bord de la planète, quand il est réalité en son cœur? «Lorsque le voyageur venu du Sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’en atteindre le centre.» Pareille phrase vaut tous les viatiques. La boussole du lecteur en devient dangereusement déréglée, avec un furieux penchant pour l’Orient. Avec son langage précis, son style poétique, son phrasé généreux, ses retours sur l’histoire, ses tableaux de vie quotidienne, la découverte de L’usage du monde n’est pas étrangère à la fascination de maints écrivains voyageurs pour l’Asie centrale et l’Afghanistan. Ce fut mon cas pour nombre de voyages, avec un livre de plus en plus poussiéreux, frotté à la morsure des soleils lointains et aux longues marches sur les pistes improbables. Chaque étape me confirmait le génie de cet écrivain rare, qui parvenait à croquer des choses vues, a priori anodines, pour en extraire une vision sublime, un tableau pointilliste dont chaque fragment se relie aux autres. Tout le talent de Bouvier consiste à transformer l’ordinaire en singulier. Sous sa plume, l’insolite et le cocasse deviennent universels. Alchimie de la littérature…

Au retour d’un voyage compliqué en Asie, j’avais fait escale à Singapour, cité-Etat posée sur la mer de Chine méridionale. Avec ses rectitudes et ses règlements à outrance, ce n’était pas la meilleure des étapes pour oublier les péripéties d’un séjour en compagnie de mouvements armés, en Birmanie et au Cambodge. Mais enfin, il y avait l’invitation au sommet d’une colline par une amie de Singapour, dans un vaste jardin qui dominait de ses arbres tropicaux, bambous immenses et fleurs parfumées l’ancien confetti de l’Empire colonial britannique. Et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir au bout de la table de bois, à ciel ouvert, l’auteur de Chronique japonaise, de Journal d’Aran et du Poisson-scorpion? Perché sur les hauteurs et penché comme jamais au balcon du monde, Nicolas Bouvier figurait au milieu de quelques convives, une demi-douzaine, au terme d’un cycle de conférences à Singapour. Il était tentant alors de parler au mythe sur pattes, de voir de quel bois il était fait. La sympathie a été immédiate. Et j’ai aussitôt perçu et apprécié son regard fraternel. Nicolas s’ennuyait lors de cette soirée et il ne cherchait qu’à évoquer ses voyages, à découvrir ceux d’un autre, à confronter les paysages de ses rêves aux aventures et aux quelques récits d’un commensal. Il allait mourir à Genève quelques mois plus tard, en février 1998. Un sursis long de soixante-huit ans puisque lui-même avouait qu’il n’aurait pas dû naître, avec une mère de trente-cinq ans malade comme un chien, souffrant de la thyroïde et interdite d’avoir un troisième enfant. «Apparemment on m’a tapé dessus pour lui faire éviter cette grossesse» (Routes et déroutes). Naître par erreur vous conduit sans doute à vivre intensément, en ligne de fuite. Le sursis a été salutaire. Même si l’éternité est longue, surtout vers la fin. Toute la fraîcheur du monde pétillait encore dans son regard, malgré une certaine fatigue, non celle de la lassitude mais bien celle du voyage.

Pendant des heures, nous avons parlé de la surface des choses, des monastères zen au Japon, de la poussière des pistes afghanes, de la forêt du Sri Lanka, du velours des lacs de la Haute-Asie. Le nomade en mouvement perpétuel renouait avec l’air du grand large. Me revenaient en mémoire mes escapades dans ces contrées lointaines, avec les livres de Bouvier ou sans. Il n’exprimait aucune vanité et paraissait simplement heureux de savoir que ses récits avaient servi de tremplin à un autre voyageur, comme lui-même avait été inspiré par sa compatriote de Genève Ella Maillart, qui l’avait encouragé à cingler vers l’Orient. L’ironie du sort était que je me destinais moi-même à écrire un récit de voyage en compagnie d’Ella, Je suis de nulle part. Rêveur, enjoué, généreux dans son approche, Bouvier évoqua aussi le rapport avec la mort qu’il avait observé en Asie, une approche pudique mais non discrète, contrairement aux postures occidentales visant à occulter le trépas, à masquer la camarde. A Ceylan, il avait subi diverses maladies et fut en proie à de fortes hallucinations, comme une fin de grand voyage, «l’envahissement de la raison par la déraison».

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