Sept.info | Au royaume du nickel

Au royaume du nickel

Chaque année, des millions de tonnes de dioxyde de soufre sont rejetés dans l'air par les usines de Norilsk Nickel, ce qui fait de la ville la plus septentrionale du monde l'une des plus polluées du monde. © Keystone / ArcticPhoto / Bryan et Cherry Alexander

Cité minière aux mains des oligarques, à trois cents kilomètres au nord du cercle polaire, Norilsk est un ancien goulag, fermé aux touristes et aux Russes, accessible uniquement avec une autorisation du FSB (ex-KGB). Une ville sans animaux, sans arbres.

Le rebord de ma fenêtre semblait assez solide pour supporter mon poids. En grimpant sur la table de nuit, on y accédait facilement: j’en fis mon perchoir, un endroit autrement plus accueillant que le compartiment fumeurs réservé aux employés de l’hôtel où, entrouvrant la fenêtre muni de ma polaire, je pouvais lire et fumer tout en observant les mouvements dans la vaste cour adossée à l’hôtel, qui tenait plus de l’esplanade. Un bon point de vue. Il n’y passait cependant pas grand monde, ou quasi invisible sous une tonne de vêtements, le pas pressé pour échapper au froid intense qui sifflait là. Le vent avait poussé des bouteilles en plastique contre une congère, comme les courants marins les concentraient quelque part au sud de l’Atlantique – cette fameuse mer de plastique qu’on disait plus grande que bien des pays au monde et qui pourrissait la vie des poissons… Une autre silhouette passa bientôt sur l’esplanade, actionnant son portable, une femme si l’on se fiait à sa démarche.

Je fumais à la fenêtre tout en refroidissant la chambre – la chaleur et la soif postvodka m’avaient réveillé plusieurs fois dans la nuit. Il fallait se battre avec les bourrasques qui voulaient envoyer valdinguer vitre et rideaux, mais une bonne pression du coude gauche me permettait de filtrer le bon air pollué du dehors tout en gardant les mains libres. J’appris par la plume de Sylvain Tesson qu’il ne faut jamais voyager avec des livres évoquant sa destination. Dans les forêts de Sibérie se déroulant près du lac Baïkal, j’y échappais de peu. Quelques pigeons filèrent à hauteur du cinquième étage, à fond de train vu la température ambiante. C’est toujours un moment privilégié de découvrir de nouveaux lieux, enfin prendre son temps, observer, noter, contempler, penser, parler à des inconnus, le cas échéant renouveler sa garde-robe… Bon, à Norilsk, c’était mort: outre les sempiternelles horreurs décoratives made in China, la boutique de souvenirs de l’hôtel vendait des chaussons fourrés, des bottes en poils de renne, des peaux d’ours ou de loups, et c’était la seule enseigne que j’avais vue en ville. Ça me faisait mal au cœur de voir pendre ces peaux d’animaux sauvages, autrement plus gracieux que nous autres, et morts de surcroît sans que la faim en soit la cause. Chasser pour le seul plaisir de tuer, voilà bien la marque d’une espèce qui mériterait du plomb dans la cervelle.

La Bête humaine toqua à ma porte vers onze heures; lui aussi avait raté les horaires du petit déjeuner (7 h/10 h), il n’y avait pas de bar dans l’hôtel, impossible de dormir dans ces chambres surchauffées, l’eau potable achetée la veille lui avait permis d’échapper à une mort certaine, mais ce n’était rien comparé à ce qui lui arrivait.
-

Quoi?
- J’ai perdu mon passeport, dit-il.
- Encore?!
- Oui.
- Perdu ou égaré?
- J’ai cherché partout dans mes affaires, plaida-t-il, vidé mon tube de dentifrice, mis la chambre sens dessus dessous, je ne le trouve plus.

C’était la deuxième fois en trois jours, sauf qu’aujourd’hui nous étions dans le nord de la Sibérie… Je cherchai partout avec lui dans sa chambre (un sacré bordel), jusque sous les meubles, en vain… Nous revoilà bien.

Passeport

visa

fiche

d’immigration

autorisation du FSB pour entrer en territoire interdit, aucun consulat français ou ambassade à trois mille kilomètres à la ronde: on pouvait commencer à penser à la prison sordide de l’aéroport, La Bête en cage… La réceptionniste aux sourcils tagués au marqueur nous avait rendu nos papiers la veille au soir avant notre escapade au club de photo. Bon Dieu, son fichu passeport ne s’était quand même pas envolé! 

Bambi restait dubitative devant tant d’égarement – c’était qui ces types qui perdaient tout? Après réflexion, deux solutions s’imposaient: ou une fille du vestiaire lui avait fait les poches la veille au soir, ce qui était peu probable, ou La Bête l’avait «égaré»… Je pensai à notre copain Stéphane à Moscou qui, chef d’un chantier pesant des milliards, devait avoir le bras long: jusqu’à Poutine? Personne n’avait envie de finir sa vie ici, parmi les ours de Sibérie et les douaniers… Je fumais une cigarette devant l’hôtel en attendant Shakir, vaguement exaspéré, quand je sentis quelque chose dans la poche de ma veste antifroid: le passeport de La Bête… Comment il s’est retrouvé là reste aujourd’hui encore un mystère. Soulagé, il le fourra dans la poche pectorale de sa polaire, et la zippa à double tour.
- Là! éructa La Bête en tapant sur sa poitrine. Comme ça je ne le perdrai pas!

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