Le rebord de ma fenêtre semblait assez solide pour supporter mon poids. En grimpant sur la table de nuit, on y accédait facilement: j’en fis mon perchoir, un endroit autrement plus accueillant que le compartiment fumeurs réservé aux employés de l’hôtel où, entrouvrant la fenêtre muni de ma polaire, je pouvais lire et fumer tout en observant les mouvements dans la vaste cour adossée à l’hôtel, qui tenait plus de l’esplanade. Un bon point de vue. Il n’y passait cependant pas grand monde, ou quasi invisible sous une tonne de vêtements, le pas pressé pour échapper au froid intense qui sifflait là. Le vent avait poussé des bouteilles en plastique contre une congère, comme les courants marins les concentraient quelque part au sud de l’Atlantique – cette fameuse mer de plastique qu’on disait plus grande que bien des pays au monde et qui pourrissait la vie des poissons… Une autre silhouette passa bientôt sur l’esplanade, actionnant son portable, une femme si l’on se fiait à sa démarche.
Je fumais à la fenêtre tout en refroidissant la chambre – la chaleur et la soif postvodka m’avaient réveillé plusieurs fois dans la nuit. Il fallait se battre avec les bourrasques qui voulaient envoyer valdinguer vitre et rideaux, mais une bonne pression du coude gauche me permettait de filtrer le bon air pollué du dehors tout en gardant les mains libres. J’appris par la plume de Sylvain Tesson qu’il ne faut jamais voyager avec des livres évoquant sa destination. Dans les forêts de Sibérie se déroulant près du lac Baïkal, j’y échappais de peu. Quelques pigeons filèrent à hauteur du cinquième étage, à fond de train vu la température ambiante. C’est toujours un moment privilégié de découvrir de nouveaux lieux, enfin prendre son temps, observer, noter, contempler, penser, parler à des inconnus, le cas échéant renouveler sa garde-robe… Bon, à Norilsk, c’était mort: outre les sempiternelles horreurs décoratives made in China, la boutique de souvenirs de l’hôtel vendait des chaussons fourrés, des bottes en poils de renne, des peaux d’ours ou de loups, et c’était la seule enseigne que j’avais vue en ville. Ça me faisait mal au cœur de voir pendre ces peaux d’animaux sauvages, autrement plus gracieux que nous autres, et morts de surcroît sans que la faim en soit la cause. Chasser pour le seul plaisir de tuer, voilà bien la marque d’une espèce qui mériterait du plomb dans la cervelle.
La
Bête
humaine
toqua
à
ma
porte
vers
onze
heures;
lui
aussi
avait
raté
les
horaires
du
petit
déjeuner
(7
h/10
h),
il
n’y
avait
pas
de
bar
dans
l’hôtel,
impossible
de
dormir
dans
ces
chambres
surchauffées,
l’eau
potable
achetée
la
veille
lui
avait
permis
d’échapper
à
une
mort
certaine,
mais
ce
n’était
rien
comparé
à
ce
qui
lui
arrivait.
-
Quoi?
-
J’ai perdu mon passeport,
dit-il.
-
Encore?!
-
Oui.
-
Perdu ou
égaré?
-
J’ai
cherché
partout
dans
mes
affaires,
plaida-t-il,
vidé
mon
tube
de
dentifrice,
mis
la
chambre
sens
dessus
dessous,
je
ne
le
trouve
plus.
C’était la deuxième fois en trois jours, sauf qu’aujourd’hui nous étions dans le nord de la Sibérie… Je cherchai partout avec lui dans sa chambre (un sacré bordel), jusque sous les meubles, en vain… Nous revoilà bien.
Passeport
visa
fiche
d’immigration
autorisation du FSB pour entrer en territoire interdit, aucun consulat français ou ambassade à trois mille kilomètres à la ronde: on pouvait commencer à penser à la prison sordide de l’aéroport, La Bête en cage… La réceptionniste aux sourcils tagués au marqueur nous avait rendu nos papiers la veille au soir avant notre escapade au club de photo. Bon Dieu, son fichu passeport ne s’était quand même pas envolé!
Bambi
restait
dubitative
devant
tant
d’égarement
–
c’était
qui
ces
types
qui
perdaient
tout?
Après
réflexion,
deux
solutions
s’imposaient:
ou
une
fille
du
vestiaire
lui
avait
fait
les
poches
la
veille
au
soir,
ce
qui
était
peu
probable,
ou
La
Bête
l’avait
«égaré»…
Je
pensai
à
notre
copain
Stéphane
à
Moscou
qui,
chef
d’un
chantier
pesant
des
milliards,
devait
avoir
le
bras
long:
jusqu’à
Poutine?
Personne
n’avait
envie
de
finir
sa
vie
ici,
parmi
les
ours
de Sibérie et les
douaniers… Je
fumais
une
cigarette
devant
l’hôtel
en
attendant
Shakir,
vaguement
exaspéré,
quand
je
sentis
quelque
chose
dans
la
poche
de
ma
veste
antifroid:
le
passeport
de
La
Bête…
Comment
il
s’est
retrouvé
là
reste
aujourd’hui
encore
un
mystère.
Soulagé,
il
le
fourra
dans
la
poche
pectorale
de
sa
polaire,
et
la
zippa
à
double
tour.
-
Là!
éructa
La
Bête
en
tapant
sur
sa
poitrine.
Comme
ça
je
ne
le
perdrai
pas!