Le jour suivant mon retour à Futamata, il y eut un fort tremblement de terre. Le groupe de vingt-deux soldats auquel j’appartenais reçut l’ordre de se rendre à l’aérodrome d’Utsunomiya, à une centaine de kilomètres environ au nord de Tokyo, pour embarquer le soir même à bord d’un avion de transport de troupes. Normalement, nous aurions emprunté le chemin de fer du Tokaido, mais à cause du séisme le trafic sur cette ligne était interrompu. Nous avons donc dû nous mettre en route en camion, avec l’espoir que les trains circuleraient un peu plus au nord. Lorsque le camion passa devant Kadoya, l’auberge où j’avais souvent séjourné, le propriétaire et toute sa famille attendaient devant pour nous dire au revoir. Nous nous sommes arrêtés, et ils nous ont offert une bouteille de saké et un plateau rempli de châtaignes et de calamars séchés. Sans descendre du camion, nous avons ouvert la bouteille pour trinquer à nos adieux. Nous avons fait en sorte de prendre le train à Kakegawa avant de changer de ligne à Tokyo pour arriver à Utsunomiya au milieu de la nuit. Il s’avéra que l’avion de transport était en réparation, et nous avons dû attendre quelques jours dans une auberge face à la gare. Pendant ce temps, nous avons appris que les forces américaines avaient atterri à San Jose, sur l’île philippine de Mindoro. A l’annonce de cette nouvelle, nous avons échangé des regards inquiets et j’ai senti mon corps se crisper. Les vingt-deux soldats que nous étions quittèrent l’aérodrome d’Utsunomiya à bord de trois avions, un bombardier lourd de type 97 converti en appareil de transport et deux bombardiers lourds de type 100. C’était le 17 décembre, deux jours après la chute de San Jose. Le plan voulait que l’on gagnât directement Taipei pour y refaire le plein et continuer le jour même vers la base aérienne de Clark sur l’île de Luçon, mais le mauvais temps nous a forcés à atterrir à Okinawa et y passer trois jours. Ensuite, il a fallu de nouveau faire des réparations sur l’avion de transport. Une chose en entraînant une autre, nous ne sommes arrivés à la base de Clark que le 22 décembre, soit six jours après avoir quitté Utsunomiya.
Lorsque nous avons atterri, une alerte d’attaque aérienne était en cours, mais je fus surpris de voir les équipes de maintenance s’activer comme si de rien n’était. J’en ai demandé la raison et l’un des mécaniciens m’a répondu: «C’est au tour de Manille, aujourd’hui». L’ennemi bombardait Clark un jour, Manille le lendemain. Nous avions été informés qu’à notre arrivée nous devions prendre contact avec l’escadron de renseignement de la 14e armée régionale. En fait, Masaru Shimoda et Kusuo Tsuchihashi avaient été envoyés par l’escadron pour nous attendre. Ils partirent presque immédiatement pour informer le quartier général de Manille de notre arrivée, à huitante kilomètres de là, en nous assurant qu’ils seraient de retour au plus tard le lendemain matin. A midi, ils n’étaient toujours pas revenus. Nous craignions qu’il leur soit arrivé quelque chose sur la route, mais ils finirent par arriver à bord d’un camion. Ils nous expliquèrent qu’un avion de chasse Lockheed P-38 Lightning les avait repérés et les avait harcelés, ce qui les avait obligés à se faufiler sur des routes secondaires pour effectuer la plus grande partie du trajet. Le stress et l’excitation d’avoir dû lutter pour leur survie se lisait encore sur leurs visages. Nous sommes restés une nuit de plus à Clark, puis avons gagné Manille le 24. Ce matin-là, un bombardier ennemi Consolidated B-24 Liberator a volé à basse altitude pour déverser des cartes de Noël sur la ville. On y voyait l’image d’un agneau accompagnée d’un message en anglais à l’intention du peuple philippin: «Nous sommes maintenant dans le Pacifique Sud et espérons passer Nouvel An avec vous!» Lorsque l’un de mes collègues officiers me l’a traduit, j’ai grincé des dents avant de déclarer: «Imbéciles! Idiots! Pour qui se prennent-ils?»