Un anarchiste au service des Américains (1/4)

©  U.S. Navy
Communications radio et décodage des messages reçus et envoyés à bord du croiseur USS Augusta pendant l'opération Torch, novembre 1942.

Entrés tardivement dans la guerre, les Etats-Unis durent affronter toute une série de handicaps, à commencer par leur totale inexpérience en matière de services secrets. En dépit des maladresses de départ, des hésitations, ce retard fut comblé avec une rapidité remarquable puisque, à partir de 1943, des centaines d’agents secrets de l’OSS (Office of Strategic Services, Bureau des services stratégiques) recrutèrent des milliers de sous-agents opérant dans des réseaux de renseignements et de sabotage indépendants de la Résistance intérieure et des Français de Londres. Cet effort ne tarda pas à produire ses fruits. Cependant, sur le terrain comme dans les états-majors, les rapports entre les Américains et les organisations de la France libre rencontraient mille difficultés, suscitaient conflits et rivalités.

Aux premières heures de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe est à feu et à sang, les Etats-Unis ne disposent d’aucune véritable centrale d’espionnage. L’armée de terre, la marine et le département d’Etat ont certes leurs propres services de renseignements, mais ils fonctionnent de façon autonome. Que le FBI s’occupe lui aussi d’espionnage et de contre-espionnage n’arrange rien à l’affaire: depuis des années, la police fédérale est la chasse gardée de J. Edgar Hoover, qui ne supporte aucune intrusion sur son territoire, tout en jalousant les services britanniques dont l’aide pouvait lui être précieuse. Hoover entretient une attitude simpliste vis-à-vis des agents secrets: l’idée d’un agent double ne l’effleure même pas. Plutôt que de chercher à retourner les agents ennemis, il est partisan de les fusiller sans autre forme de procès. Sans doute cette absence d’«intelligence» du monde du renseignement conduira-t-elle les Américains à négliger de croiser des informations provenant de sources différentes, dont la confrontation leur aurait peut-être permis d’éviter le désastre de Pearl Harbor.

Le président Roosevelt prend conscience du problème en juillet 1940. Il charge alors un brillant avocat new-yorkais de cinquante-huit ans, vétéran de la Première Guerre mondiale, William J. Donovan, dit Wild Bill, d’une mission en Grande-Bretagne, afin de se renseigner sur les agissements des équipes de sabotage allemandes en Europe. Donovan en profite pour rencontrer les principaux responsables des Services secrets de Sa Majesté. En décembre 1940, Roosevelt envoie le même Donovan effectuer un voyage de reconnaissance stratégique, économique et militaire, dans le bassin méditerranéen. Soucieux de préserver les intérêts américains en Afrique du Nord, le président suggère à son envoyé spécial de rencontrer le général Maxime Weygand, délégué du maréchal Pétain en Afrique du Nord. Donovan prévoit de le faire sur le chemin du retour. En attendant, l’ancien chargé d’affaires américain à Vichy, Robert Murphy, entame les discussions qu’il devra mener seul à terme. Donovan ne pourra en effet rencontrer Weygand, les Français lui ayant refusé l’entrée sur le territoire à la suite de pressions allemandes. Donovan s’en retourne donc aux Etats-Unis le 18 mars 1941 et, dès le lendemain, rend compte de son voyage à Roosevelt. Trois choses l’ont frappé: les difficultés d’approvisionnement maritime, l’opportunité représentée par la situation de l’Afrique du Nord française et l’ampleur de la guerre clandestine menée par les Services secrets allemands. La première question n’est pas nouvelle et les Liberty ships vont contribuer à la régler. Robert Murphy se charge de l’Afrique du Nord. Restent les Services secrets allemands. Donovan avait observé que les Allemands étaient passés maîtres dans l’art de la guerre psychologique. «Ils savaient alterner la menace et la promesse, la subversion et le sabotage.» Selon lui, Américains et Britanniques étaient incapables de faire face à ce nouveau type de conflit. Il insista auprès de Roosevelt: il fallait absolument que les Américains puissent eux aussi se battre dans ce qu’il appelait la «guerre non orthodoxe». Donovan plaida son idée avec tant d’ardeur que, le 25 juin 1941, le président Roosevelt ordonnait la création d’une nouvelle agence gouvernementale, l’Office of the Coordinator of Information (Coordination de l’information, COI), dont le rôle n’était pas officiellement défini, discrétion oblige. L’armée et la marine américaines protestèrent, craignant de voir le COI empiéter sur leurs prérogatives. Leur réaction fut telle que Roosevelt décida que la nouvelle agence dépendrait uniquement de la Maison-Blanche, et que son chef, William Donovan, n’aurait de compte à rendre qu’au seul président des Etats-Unis. Le premier service secret centralisé de l’histoire des Etats-Unis venait de voir le jour. Un peu moins d’un an plus tard, le 13 juin 1942, après l'entrée en guerre des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, le COI disparaît au profit de l’OSS.

Depuis sa création en 1947, la CIA veillait jalousement sur la plupart des archives de son ancêtre OSS. Pendant trente-trois ans, l’Agence ne laissa rien filtrer de cet héritage. Les chercheurs, les historiens ou les écrivains qui désiraient consulter ces documents secrets ne pouvaient accéder qu’aux dossiers de la branche recherche et analyse de l’OSS confiés en 1946 aux Archives nationales américaines, et rendus publics dans leur totalité en 1975. Ces dossiers R&A, qui occupent un volume considérable (plus de 30 mètres cubes), comprennent certes des messages câblés, des comptes rendus de réunion, des études budgétaires, des revues de presse, des interrogatoires de prisonniers de guerre, une impressionnante collection de cartes géographiques, mais surtout des rapports généraux sur la situation économique, politique, militaire et morale des pays ou des mouvements espionnés par l’OSS. Autant dire qu’elles sont très décevantes pour qui espère reconstituer l’activité des réseaux d’agents secrets américains en Europe et étudier leurs rapports avec les différents mouvements de résistance. Pour l’essentiel, les archives de l’OSS, qui occupent un volume de 180 mètres cubes, proviennent des quarante branches, divisions ou unités des différentes antennes de l’OSS de part le monde. On s’en doute, la CIA ne laissa pas dormir une telle mine de renseignements. Elle réorganisa l’ensemble en fonction de ses besoins et, pour en faciliter l’exploitation, établit six index géants. Celui des noms propres comporte à lui seul plus d’un million et demi d’entrées.

En 1981, William J. Casey, ancien chef de la branche Secret Intelligence de l’OSS Londres, est nommé à la tête de la CIA. Il expédie, dans un premier temps, près de 100 mètres cubes d’archives CIA/OSS aux Archives nationales américaines. D’autres envois ont ensuite grossi ce fonds, tandis que l’Agence faisait savoir que, pour d’évidentes raisons de sécurité, il n’était pas question qu’elle se dessaisisse de la totalité des dossiers de l’OSS. Une fois sortis des caves de la CIA, les précieux documents ont été inspectés par les Archives nationales pour une seconde déclassification. Pourtant, malgré toutes ces précautions, il est arrivé à plus d’un chercheur d’exhumer des pièces qui n’auraient pas dû s’y trouver. Il convient de préciser que les censeurs ont fort à faire: les dizaines de milliers de boîtes grises cartonnées du fonds CIA/OSS occupent en effet plus de 20 kilomètres de rayonnages… Pour continuer à dissimuler l’existence d’un certain nombre de dossiers, la CIA refuse d’entrée de jeu de confier aux Archives nationales les six index géants qui auraient permis une exploitation rationnelle et systématique des documents. De plus, en fonction de ses propres besoins, elle avait auparavant procédé à une désorganisation complète de la classification d’origine, tant et si bien que la masse d’archives libérée en vrac se révèle d’abord pratiquement ingérable. Aidés par des dizaines de bénévoles, les fonctionnaires des Archives nationales entreprennent alors de dépouiller les dossiers et rédigent au fur et à mesure des guides descriptifs. Un véritable travail de fourmis qui était loin d’être achevé au début de notre enquête, en 1992. En l’absence d’index ou de listes de recensement, nous avons dû bien souvent dépouiller nous-mêmes des boîtes de documents qui n’avaient pas été ouvertes depuis quarante-cinq ans. L’exploitation du fonds CIA/OSS ne faisant que commencer, notre publication ne prétend pas à l’exhaustivité mais entend donner un aperçu de l’action des Services secrets américains en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Sous les montagnes de paperasseries inhérentes à toute administration, aussi secrète soit-elle, ces archives renferment des documents d’une valeur historique exceptionnelle: messages confidentiels, transcriptions de messages radio, instructions et ordres de mission, comptes rendus d’entraînement. Leur ouverture au public constitue une initiative sans précédent alors que les autres services secrets alliés veillent encore jalousement sur leur histoire interne et leurs documents d’époque. Les rapports confidentiels, les correspondances secrètes, les photos prises dans le feu de l’action et les films tournés aussi bien dans la tranquillité des écoles d’entraînement que dans la clandestinité des maquis ne pouvaient être que le point de départ de notre reconstitution; d’autant qu’il était matériellement impossible de consulter tous les documents concernant la France, tant leur nombre est grand. En outre, les obstacles sont demeurés fréquents, car il n’est pas rare de trouver dans les dossiers de l’OSS des formulaires indiquant que la CIA garde par-devers elle certaines pièces jugées trop délicates. Dans ce cas, il nous fallut déposer une demande officielle auprès de l’Agence, en vertu du Freedom of Information Act (FOIA), qui n’avait que peu de chances d’aboutir.

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