Jean Lescanne se trouve au Café du Dôme face à la préfecture de Clermont-Ferrand. Sur la table, il a posé un signe de reconnaissance qui doit permettre à l’inconnu qu’il attend de le repérer sans mal. Lescanne ne sait pas grand-chose de l’homme à qui il a fixé rendez-vous. Son beau-frère, ingénieur chez Michelin, lui a signalé qu’une de ses amies, Madeleine Desange, est en contact avec «un agent de la Résistance» qui souhaite le rencontrer. C’est peut-être l’occasion longtemps attendue de reprendre le combat. La chevelure abondante, une petite moustache, l’homme vient de faire son entrée dans le café. Il se dirige sans hésiter vers Lescanne et se présente: «Jacques». Discrétion oblige, l’homme ne lui précise pas son vrai nom. Lescanne n’a pas à savoir que, parachuté au mois d’août dernier en compagnie de son radio Mario Marret, Jean Alziary de Roquefort travaille pour le compte de l’Office of Strategic Services (OSS), il lui suffit de savoir que c’est pour les Alliés. Roquefort lui explique donc qu’il est en train de mettre sur pied une organisation clandestine et qu’il cherche des professionnels, des hommes de valeur.
– Je sais que vous sortez de Polytechnique et que vous êtes patriote, dit l’agent de l’OSS. Soyez des nôtres.
Modeste, le capitaine répond qu’il ne voit guère à quoi il peut servir. De surcroît, s’il veut bien entrer dans un mouvement de résistance, il répugne par principe à ouvrir le feu sur un autre Français.
– Je m’occupe de renseignement, coupe Roquefort.
Stupeur de Lescanne: l’univers des espions lui est totalement étranger; pourtant, l’idée le séduit.
– Et si j’accepte, que devrai-je faire?
– Tous ceux qui ont travaillé jusqu’ici en suivant des principes établis se sont toujours fait prendre. Il faut des règles nouvelles. A vous de les découvrir.
– Où dois-je travailler?
– Où vous le voulez.
– Que faudra-t-il observer?
– Ce que vous voulez.
– Qui m’aidera?
– Vos propres recrues. C’est tout.
– Et pour les moyens? Le budget?
– Illimités…
Tout cela ne semble guère sérieux. Lescanne est loin d’être convaincu. Mais l’agent de l’OSS plaide si bien sa cause qu’il finit par lui arracher une période d’essai de huit jours en lui fourrant dans les poches 15’000 francs, pour ses frais. Quelques jours suffisent à persuader le polytechnicien qu’il n’est pas fait pour ce travail. Sa période d’essai fut la pire de sa vie. Il juge les renseignements qu’il recueille d’une pauvreté accablante. Il n’a pu embaucher personne et encore moins trouver de locaux où installer son quartier général. Heureusement, il a à peine entamé le viatique reçu. Il se rend donc au nouveau rendez-vous fixé par Jacques, avec la ferme intention de mettre fin à cette plaisanterie et de lui restituer la somme avancée.
– Je ne suis pas fier, dit-il. Mais honnêtement je ne peux pas travailler ainsi.
Après lui avoir expliqué les raisons de son refus, le capitaine se sent soulagé, comme libéré d’une corvée. Le cauchemar prend fin. C’est compter sans l’obstination de Jean Alziary de Roquefort.
– Je ne peux accepter vos conclusions.
En moins de dix minutes, Roquefort trouve les mots pour anéantir l’argumentation de Lescanne. Non, ce qu’il apporte n’est pas sans intérêt ; avec du temps et de la patience, ça s’améliorera. Quant aux 15’000 francs, pas question de les reprendre. Il lui en donne d’ailleurs 15’000 autres pour une seconde période d’essai. Lescanne s’entend accepter avant de partir passablement déprimé. «Il m’a encore roulé, se dit-il, mais c’est la dernière fois. Jamais je n’accepterai d’être espion. Ni demain ni dans une semaine ni dans un mois… Jamais.»
Chamalières (Puy-de-Dôme), novembre 1943. Deux mois plus tard, Lescanne s’est peu à peu fait à l’idée de devenir espion au service des Américains. La rencontre avec le radio du réseau, Mario Marret dit Toto, a grandement contribué à ce changement d’humeur. Les deux hommes que tout pourtant sépare – leur milieu, leur éducation, leurs idées politiques ou religieuses, sans parler de leur taille – ont immédiatement sympathisé. Une passion commune de la radio les rapproche sensiblement. Le brillant polytechnicien assiste donc l’anarchiste auvergnat dans ses émissions clandestines à destination d’Alger. Avec un sentiment de fierté mêlé de déception, il voit partir le premier télégramme composé à partir des quelques renseignements militaires glanés au cours de ses pérégrinations.
Jean Lescanne s’est installé à Chamalières, chez son beau-frère. Il voit Mario Marret presque tous les jours afin de poursuivre l’implantation du réseau dans la région de Clermont-Ferrand. Les deux hommes discutent avec ardeur des problèmes logistiques posés par les émissions radio. Ils comparent les avantages et les inconvénients des stations radio clandestines en zone urbaine ou rurale. Les émissions des premières semblent en théorie plus difficiles à détecter. Mais, soutient Lescanne, dans les campagnes, les postes sont plus faciles à déplacer. Ils conviennent que le problème majeur des radios de campagne reste la sécurité des opérateurs. Pour avoir échappé de justesse à la Gestapo lors de ses émissions lyonnaises, Marret sait que la ville offre des possibilités de fuite appréciables. Ils en viennent alors à «étudier un système assurant l’émission sans la présence d’un opérateur près du poste et sans que le poste lui-même fût dans une maison, de telle sorte que s’il est pris, seul le matériel se trouve perdu». Le principe est simple et ingénieux: «L’opérateur est remplacé par un système fonctionnant automatiquement à l’aide d’un moteur électrique qui déroule une bande de papier percée de trous correspondant aux signaux morses à passer, cette bande ayant été perforée par l’opérateur avec une machine spéciale. Donc celui-ci n’a pas à se trouver auprès du poste qu’il suffit de mettre en marche et de laisser à lui-même: il s’arrête de lui-même à la fin des messages perforés. On peut donc ne revenir le chercher en cas de besoin que beaucoup plus tard. Le poste est placé pour l’émission en pleine campagne et utilise le courant de batteries d’accumulateurs au lieu du courant de secteur. Si, donc, il est repéré et pris par les services gonio allemands (nom populaire donné pendant la Deuxième Guerre mondiale par les partisans aux camions dotés d'un système de repérage radiogoniométrique, avec antenne rotative, des émissions de radio clandestines, nda), ceux-ci ne peuvent en faire tomber la responsabilité sur personne.» Reste à mettre en pratique cette astucieuse idée. Quelques jours plus tard, les deux hommes partent en expédition. Ils se sont plaisamment comparés à Don Quichotte et à Sancho Pança. Vue de loin, leur différence de taille aurait en effet pu prêter à sourire, n’était un détail intrigant: le grand comme le petit traînent une lourde valise. Par chance, ils n’ont croisé personne en s’enfonçant dans les bois qui surplombent Chamalières, entre les lieux dits la Montagne-Percée et la Pierre-Carrée. Mario Marret se sent pour ainsi dire chez lui. La maison de ses parents se trouve à moins d’un kilomètre de là. L’endroit n’est pas pour autant propice au déménagement de valises radio. En raison de sa petite taille, Marret porte le colis le moins lourd. En transportant la valise contenant les batteries de voiture nécessaires à l’émission, Jean Lescanne se demande par quelle aberration l’OSS d’Alger ne leur a pas envoyé un système d’accumulation plus léger. L’hiver est particulièrement rigoureux; ils progressent dans la neige et la boue, sous un vent glacé avant de trouver l’endroit qui leur convient. Après avoir tendu leur antenne, branché la radio et l’émetteur sur les batteries, ils déclenchent le mécanisme: «Une came actionnait en permanence une poinçonneuse de 3 millimètres de diamètre, le manipulateur morse se rapprochait à chaque pression du poinçon de la matrice, tandis que défilait à une vitesse constante un ruban de papier. Le travail de perforation de la bande de papier ne se faisait pas au moment de l’émission, mais bien avant, et l’on ne transportait sur le lieu de l’émission qu’un petit rouleau de papier très léger et peu encombrant.» Leur essai terminé, les deux hommes enterrent les valises radio en vue d’une autre mise au point. Enthousiasmé par ce succès, Mario Marret envoye un télégramme pour en informer Alger. La réponse ne se fit pas attendre: l’OSS refuse catégoriquement l’emploi d’une telle machine – pour les Services secrets, l’identification du manipulateur tient lieu de signature. Cet argument sembla peu valable aux inventeurs qui, malgré les ordres formels, continuent leurs essais, envoyant, grâce à leur machine, plusieurs télégrammes sans qu’Alger ne décèle le changement de manipulation. Astucieux, Mario Marret et Jean Lescanne poussent le raffinement jusqu’à personnaliser les messages. Chaque opérateur ayant donc son style propre, garant de sa sécurité, ils modifient leur système de façon à donner un «supplément d’âme» à leurs émissions. Il ne faut pas que les Allemands ou les Américains s’aperçoivent qu’ils n’ont qu’une machine en face d’eux. Le nouveau système respecte le style de l’opérateur, la bande reproduit très exactement la manipulation de celui qui l’emploie, fidèle jusque dans ces imperfections de manipulation dont raffolent les employés de la goniométrie allemande.