Les tergiversations de la dictature soudanaise peuvent parfois offrir de précieuses opportunités. Le régime de Khartoum avait promis à trois journalistes un déplacement au Darfour, qui n’a jamais eu lieu. Pour corriger cette annulation, il leur propose une escapade dans le nord du Soudan, en suivant le Nil, vers la frontière égyptienne. Cinq à six cents kilomètres sur une route poussiéreuse et sous un soleil de plomb. Mais en bout de piste, une rencontre incroyable avec Charles Bonnet, un archéologue suisse de 81 ans, qui gratte le sol autour de Kerma depuis cinq décennies. Kerma, «une capitale nubienne au sud de l’Egypte», comme le raconte son ouvrage La ville de Kerma, paru en 2014. Mais aussi, depuis quelques mois, la découverte d’une civilisation africaine jusqu’ici inconnue. Et surtout une architecture jamais mise à jour auparavant sur ce continent. Des pieds de colonnes de 60 centimètres de diamètre, plantés les uns à côté des autres. A l’origine, il pouvait y en avoir 1’400. Avez-vous déjà vu ce genre de décor? Sans doute pas. Quelle hauteur ces colonnes mesuraient-elles à l’origine? «Kerma n’était pas qu’un site conquis par les Egyptiens, c’était aussi une capitale nubienne. Comprenez une ville africaine, qui commerçait avec des populations du Pays de Pount, à plus de mille kilomètres, sur les côtes de la mer Rouge. En clair, il y avait un royaume indépendant de l’Egypte 2’400 ans avant Jésus-Christ», explique Charles Bonnet, archéologue cantonal genevois de 1972 à 1998. Le Pays de Pount, appelé aussi Ta Nétjer, Pays du dieu, est un site commercial qui apparaît dans les récits de l’Egypte antique, dont la localisation est encore incertaine. La majorité des auteurs le situent aujourd’hui sur la côte africaine de la mer Rouge, allant des confins érythréo-soudanais au nord de l’actuelle Somalie. D’autres ont proposé une localisation de part et d’autre de la mer Rouge incluant le sud de la péninsule arabique, d’autres plus rares désignent le Levant.
Cette découverte pourrait bouleverser beaucoup d’idées préconçues sur le continent noir. Les Africains ne vivaient pas tous dans des cases en bois ou en paille. Seulement voilà, cette civilisation implantée dans le Soudan actuel (1,8 million de kilomètres carrés) ne connaissait pas l’écriture et n’a donc guère laissé de traces dans l’Histoire. Jusqu’à présent, la chronique de cette région était surtout racontée par les Egyptiens, qui considéraient les Nubiens comme des «barbares». Ajoutez que depuis des décennies, les archéologues se bousculent en Egypte, beaucoup moins au Soudan. Certes, les Egyptiens ont bien colonisé le nord du Soudan, mais celui-ci a reconquis son indépendance pendant quelque mille ans. Si le royaume de Kouch (appellation que les Egyptiens antiques donnèrent au royaume établit au sud de leur pays dès l’Ancien Empire égyptien, ndlr) s’inspire de pratiques traditionnelles égyptiennes, notamment de leur religion et de la construction de pyramides, il était néanmoins indépendant. «Regardez par exemple dans les tombes, la position des squelettes, ce n’est absolument pas celle que l’on retrouve en Egypte. Par ailleurs, vous constatez que cette architecture est circulaire ou ovale», souligne Charles Bonnet, que sa famille destinait à l’origine à devenir vigneron.