Sept.info | Au fil de nos poisons

Au fil de nos poisons

© Carole Filiu Mouhali
Le site de Mange-Garri, lieu de stockage des déchets de production d'alumine, s’étend sur plusieurs hectares au coeur de la forêt provençale, invisible aux yeux des promeneurs.

Depuis 50 ans, une canalisation sillonne la Provence pour déverser des déchets industriels dans les fonds marins du Parc national des Calanques en mer Méditerranée. Une pollution invisible autorisée par l'Etat français. Sept a suivi la conduite de la honte.

«Elle est belle, Gardanne!» Une dame aux cheveux blancs tirés en arrière me regarde avec un sourire. Elle porte une jupe à fleurs et un gilet marron, un panier à la main. Nous sommes sur le promontoire qui domine la ville, devant le clocher Saint-Pierre aux pierres blanches et la place Paul Cézanne. A nos pieds s’étalent les toits de briques rouges et les petits immeubles aux volets bleus, collés les uns aux autres. Des oliviers et des cyprès se balancent au gré du vent. Je réponds: «Oui, elle est belle! Dommage que ces machines fassent autant de bruit.» Elle confirme: «Ah oui. Ça, c’est Pechiney…» A une centaine de mètres ronronne l’usine. Elle déploie ses tentacules rouge et blanc dans un aréopage de fumées. Les cuves se succèdent aux cheminées, les bâtiments ocre s’agglutinent et font face aux silos blancs. Le tout semble figé dans le paysage.

La «vieille dame», comme on l’appelle ici, a été construite en 1893 pour produire de l’alumine destinée à être transformée en aluminium. A l’époque, Gardanne est choisie par les promoteurs, car elle est déjà une ville minière. On y exploite le charbon, l’un des composés essentiels au processus de fabrication. Pour produire une tonne d’alumine, il faut alors deux tonnes de bauxite, une tonne de soude et quatre tonnes de combustible, le charbon. La soude est fabriquée à Marseille, la bauxite provient du Var d’où une ligne ferroviaire récemment installée permet un transport rapide. A l’époque, cette nouvelle implantation industrielle est la bienvenue. L’usine emploie rapidement une centaine de personnes et relance la ville où l’agriculture n’est plus prépondérante. En pleine idéologie paternaliste, l’employeur conçoit l’entreprise comme une «grande famille» et développe une politique sociale afin d’intégrer les salariés, la plupart immigrés italiens ou arméniens. Des logements sont construits dès 1906 auxquels s’ajoutent au fil des ans un dispensaire, des jardins ouvriers et une piscine, qui restera pendant bien longtemps la seule de la ville. 

En 1950, la société propriétaire, la Compagnie de Produits chimiques d’Alais, Froges et Camargue, se rebaptise Pechiney qui deviendra, dans les années 1970, le premier groupe industriel privé français. C’est sous ce nom que se reconnaissent encore aujourd'hui avec fierté les salariés qui y ont été employés. «Mon père travaillait dans la production de l’alumine et on habitait ici, Allée Pechiney», se souvient Aline Frosini devant une succession de petits immeubles jaunes d’un étage. Au loin, les fumées blanches et les cheminées de la centrale thermique et à quelques centaines de mètres, l’usine. «A Gardanne, ce sont soit des anciens mineurs, soit des anciens de Pechiney, raconte-t-elle. Trois générations de famille se sont succédé dans cette entreprise.» Devant les habitations, de longs tuyaux rouillés s’élancent vers la forêt. «Quand j’étais petite, on jouait dessus. Des fois, ils se perçaient et tout devenait rouge.»

Rouge comme la bauxite, le minerai contenant de l’alumine. Autrefois extrait dans le sud de la France, il provient aujourd'hui de Guinée. Dans le processus Bayer, utilisé depuis l'origine, la bauxite est concassée, broyée, puis dégradée par une liqueur composée de lessive de soude dans des autoclaves sous pression. L’alumine est ensuite séparée des résidus de bauxite par un processus de filtration. Ce sont ces résidus, communément appelés «boues rouges», du fait de leur haute teneur en oxyde de fer, qui se sont faufilés pendant des années dans ces boyaux rouillés aux pieds des immeubles des ouvriers. Les déchets ont dès le départ posé problème à l’industriel, du fait de leur concentration en métaux lourds, en radioactivité et en substances chimiques. Ils sont d’abord stockés aux abords des locaux, mais leur teneur en soude est dangereuse pour les employés. En 1902, l’entrepreneur obtient l’autorisation des Eaux et Forêts de déverser ses résidus au vallon d’Encorse, situé à Bouc-Bel-Air. Un transporteur aérien, le «téléphérique», relie en 1906 la zone de production et le vallon. Pendant des dizaines d’années vont défiler au-dessus de la tête d’Aline et de sa famille des wagonnets remplis de boues rouges. «En ce temps-là, on ne savait pas tout ça. Il y avait le salaire, le logement, les colonies de vacances… L’usine, c’était toute la vie des gens qui y travaillaient. Et c’est encore le cas aujourd'hui», déplore la Gardannaise.

Après soixante ans de déversement, les vallons d’Encorse et de Mange-Garri à Bouc-Bel-Air sont saturés; les nuisances augmentent. Pechiney étudie alors plusieurs solutions et choisit de construire une canalisation terrestre puis sous-marine qui relie Gardanne à la Méditerranée. Les boues rouges seront déversées dans le canyon de Cassidaigne, profond de plus de 2'000 mètres, situé à sept kilomètres des côtes de Cassis. L’industriel a recours, entre autres, au musée océanographique de Monaco, alors sous la direction de Jean-Jacques Cousteau, pour mener ce projet. Ce dernier, figure médiatique de l’exploration du monde sous-marin, cautionne cette solution. Les rapports scientifiques émettent un avis favorable et l’entreprise légitime son choix: si les déchets ne sont pas déversés en mer, elle fermera.

Tracé du parcours de la canalisation, de Gardanne à la mer Méditerranée. Longueur: 55 km dont 7,7 km sous l'eau.

L’opposition, menée par le navigateur Alain Bombard, Paul Ricard, homme d’affaires créateur de l’Institut océanographique qui porte son nom, à Six-Fours-les-Plages, et les associations de pêcheurs, n’est guère entendue. C’est ainsi qu’est construite cette canalisation longue de 47 kilomètres qui traverse 13 communes. Jusqu’au 31 décembre 2015, elle déversera plus de 30 millions de tonnes de boues rouges dans la Méditerranée. Au menu, du chrome, du mercure, du plomb, de l’uranium et de l’arsenic, entre autres. En tout, 53 substances polluantes qui génèrent un niveau de radioactivité quatre à huit fois supérieur à la normale. De cette pollution, je n’avais jamais entendu parler. J’ai pourtant grandi à Marseille et j’y vis à nouveau depuis plusieurs années. Imaginer qu’une canalisation sillonnant la Provence déverse des déchets de production industrielle dans les flots bleus semble inconcevable. Imaginer que des tonnes de ces résidus sont stockées au milieu de la pinède paraît tout aussi extravagant. Je suis donc retournée à Bouc-Bel-Air, dans le quartier de Mange-Garri. Là, derrière un sentier de randonnée se love un lac rouge. Sur la gauche, des tuyaux percés envoient des jets d’eau à plusieurs mètres de hauteur sur des terres orange suintantes. Un peu plus loin, des troncs d’arbres blancs desséchés surnagent dans une eau cramoisie immobile. L’ambiance est saisissante, telle une sensation de fin du monde arrivée trop tôt. «On m’a délivré un permis de construire et je me suis installé ici en 1998, explique Abdellatif Khaldi, dont la maison jouxte, à une centaine de mètres près, le lac rouge. A ce moment-là, ils ne rejetaient plus rien dans cette zone depuis la mise en place de la canalisation en 1966. Le lac était immobile.» 

En 2007, l’industriel obtient un arrêté préfectoral d’exploitation du vallon de Mange-Garri pour une durée de quatorze ans. Il y stocke depuis ses déchets de production dont les poussières s'envolent et envahissent les maisons avoisinantes au moindre coup de vent. «Et c’est à ce moment-là qu’ont commencé les problèmes…», soupire le riverain. 

Atteint d’un cancer du cœur, pathologie extrêmement rare, puis d’un cancer du poumon, Abdellatif Khaldi s’engage avec une poignée de voisins dans un combat administratif pour faire reconnaître la nocivité des résidus. «C’est un véritable dialogue de sourds. Le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) a bien mené une étude en 2015 sur l’influence des émissions de poussières sur les riverains. Mais elle a été réalisée en automne, une saison moins propice aux envols de particules, assène Abdellatif Khaldi. Nous n’avons pas eu de précisions sur le potentiel hydrogène (pH) des boues rouges alors qu'elles sont fortement acides, ni sur les incidences de l’inhalation de certains produits radioactifs. Nous avons envoyé une lettre à la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, pour lui demander une nouvelle étude.» Cette dernière a répondu favorablement à l’attente des habitants et commandite à l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) en septembre 2016 une étude sur l'évaluation des risques liés à l'émission de particules. Pour diminuer la dissémination des poussières, l’industriel arrose continuellement les terres. Mais pollue par la même occasion les sources d’eau qui affleurent dans la zone. Impossible dans ce cas d’utiliser l’eau des puits. Depuis 2012, le Plan Local d’Urbanisme (PLU) interdit toute nouvelle construction dans la zone. François-Michel Lambert, député des Bouches-du-Rhône, souhaite que l’Etat rachète les maisons des riverains, ce que refuse catégoriquement Abdellatif Khaldi: «Je n’accepte pas d’être relogé, d’être spolié. Je veux simplement que soient appliquées les règles environnementales.»

A Gardanne, changement de ton. Eric Duchenne, directeur des opérations du groupe Alteo, nouveau propriétaire de l’usine, l’assure: «La bauxite n’est pas un produit dangereux, c’est de la terre. Les déchets de fabrication ne sont pas toxiques.» Depuis 2007, dans le but d’arrêter le déversement des boues rouges en mer à fin décembre 2015 tel qu’il s’y est engagé en 1996, Alteo a investi 30 millions d'euros (plus de 32 millions de francs) dans trois filtres-presses – financés pour moitié par des subventions de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse – qui séparent les résidus liquides des résidus solides. Objectif: transformer ces derniers en un nouveau produit, la Bauxaline, utilisée par exemple pour fabriquer des billes d’argile pour pots de fleurs. Elle permet également de fabriquer du béton du fait de ses propriétés isolantes et acoustiques. «Nous travaillons sur la dépollution des fleuves et rivières autour des mines d’argent. La Bauxaline aide à fixer ces métaux lourds solubles», explique Eric Duchenne.

Le 2 février 2017, la cellule d’intervention en région (CIRE) Sud de Santé Publique France présente le rapport de son étude épidémiologique sur Bouc-Bel-Air. Le lendemain, dans un communiqué de presse, Alteo s’empresse d’affirmer que «ce rapport confirme l’absence d’impact des résidus de bauxite sur la santé des riverains du site de stockage de Mange-Garri». Pour autant, les auteurs de l’étude assurent qu’ils ne se prononcent pas sur l’impact sanitaire en général mais ont uniquementcherché à déterminer si ces pathologies, cancéreuses ou allergiques, s'expriment plus fréquemment dans cette zone. Or seuls 20 riverains ont répondu sur les 198 questionnaires distribués, par crainte de voir leurs biens fonciers dévalués. La CIRE Sud souhaite d’ores et déjà lancer une deuxième étude sur l’impact des émanations de particules sur la ville de Gardanne et ses alentours.

Tandis que la Bauxaline est stockée à Mange-Garri, les effluents liquides issus des filtres-presses continuent d’être rejetés en mer à raison de 270 m3/heure. Ces derniers contiennent encore des taux élevés de certains éléments chimiques, aluminium, arsenic ou fer que l’industriel s’est engagé à diminuer d’ici 2021. «Les études réalisées par le ministère de l’Environnement montrent l’absence d’impact sur la faune marine, indique Eric Duchenne. Des dépassements ponctuels sur le pH et les matières en suspension (MES) ont été constatés, mais ils ont été corrigés.» Le 8 mars 2016, des inspecteurs de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) ont effectué des prélèvements inopinés sur ces rejets aqueux. Après analyse, les résultats montrent une concentration en mercure, en zinc et antimoine supérieure aux normes qui poussent la préfecture à prononcer une mise en demeure, le 21 juin, sommant Alteo de respecter les seuils prescrits par l’arrêté préfectoral du 28 décembre 2015. 

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Jean Deabriges, président de l’Association des Anciens de Pechiney, d'Ugine et de Kuhlman (AAPUK). © Carole Filiu Mouhali

Mise en demeure levée le 21 septembre 2016 par le préfet, après de nouveaux contrôles de la DREAL, qui constate une diminution de la concentration de ces matières dans l’eau. «L’aluminium est encore très présent dans les rejets, convient Jean Deabriges, président de l’Association des Anciens de Pechiney, d'Ugine et de Kuhlman (AAPUK). Mais plus le processus de lavage sera efficace, moins la teneur en aluminium sera forte.» Ancien ingénieur au centre de recherche sur la production d’alumine de Pechiney et ancien secrétaire du Comité d’entreprise, Jean Deabriges assure que les propriétaires actuels ont engagé de nouveaux procédés pour réduire la concentration de métaux lourds dans ses rejets: «Dans les années 70, la priorité était donnée à la production, quelles que soient la qualité du produit et la quantité des rejets. Aujourd'hui, l’entreprise est sensibilisée aux questions d’environnement et fabrique de l’alumine de spécialité, destinée à un marché de niveau supérieur.»

S’il confirme la présence de millions de tonnes de boues rouges au fond du canyon de Cassidaigne, l’ancien salarié de Pechiney estime que ces déchets sont insolubles et ne sont donc pas dangereux, car ils ne peuvent pas être absorbés, à travers l’eau, par des êtres vivants. «Ces résidus décantent bien et se déposent au fond de la fosse. Parfois, ils remontent sur le plateau continental, mais uniquement dans des situations exceptionnelles comme lorsque le mistral souffle très fort pendant une quinzaine de jours.» Déterminer la véritable origine des différentes pollutions qui affectent la zone lui semble parfaitement utopique, la région étant soumise à une forte pression industrielle. «Les industries pétrochimiques à Berre, Eurocopter ou les stations d’épuration des eaux des grandes villes comme Marseille ou Fos sont toutes aussi polluantes. En ce qui concerne l’arsenic, argumente-t-il, il est par exemple impossible de différencier les rejets du Rhône de ceux d’Alteo.»

J’essaye d’imaginer à quoi pourrait ressembler cette pollution sous-marine. Un immense magma rouge à 2'000 mètres sous l’eau qui s’étendrait de Toulon à Fos-sur-Mer? Pendant plus de cinquante ans, Pechiney, Rio Tinto, Alcan et Alteo ont tranquillement déversé leurs déchets dans la mer, une pollution invisible, qui a transité par une canalisation ignorée même des Provençaux. Je décide de suivre ce tuyau vert dont le tracé de Gardanne à la calanque de Port-Miou épouse une voie ferrée désaffectée sur laquelle ont poussé, par endroits, des arbres faisant peu de cas des fuites. Tous les cent mètres environ, un plot orange au nom d’Alteo indique la présence du tuyau, qu’il soit enterré ou aérien. A La Bouilladisse, la canalisation longe une école et des terrains de tennis. Sur la droite, un père et ses enfants échangent des passes sur un terrain de foot. Les maisons se succèdent, parfois construites à quelques mètres à peine du tuyau. A un croisement, il plonge littéralement sous la terre. Puis, surgit de l’autre côté. Après Roquevaire, la canalisation refait surface à la sortie d’un tunnel. Sur la gauche, des champs d’oliviers, une route, des collines. Un homme qui travaille sa terre. Sur la droite, une autre route, de jeunes cyprès et des pavillons neufs. Des chiens aboient lorsque je passe devant une ancienne gare transformée en habitation. 

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A l'approche d'Aubagne, sous un échangeur autoroutier, le tuyau et les murs sont couverts de graffitis. © Carole Filiu Mouhali

La canalisation semble infinie, elle émerge, disparaît et réapparaît tel un ver de terre affamé. J’approche d’Aubagne. Sous un échangeur autoroutier aux murs noirs envahis de graffitis, le tuyau est couvert de dessins. Le sol est jonché de canettes de bière écrasées et un canapé avachi observe la scène. La canalisation poursuit sa route, indifférente aux regards. Arrivée à Port-Miou, la calanque la plus proche de Cassis et l'une des plus visitées par les touristes et les randonneurs grâce à sa facilité d’accès. Le paysage s'avère féérique, avec sa falaise de pierres rouges tombant à pic dans les flots bleus sur lesquels se balancent doucement les bateaux à voile. Au détour d'un chemin, à côté d'un local blanc tagué, un puits d’accès de quatre mètres de diamètre surmonté d’une grille sur laquelle j'ai souvent marché, petite, sans savoir ce qu'elle cachait. A y regarder de plus près, deux canalisations, GA 1 (canalisation principale provenant de Gardanne) et GA 2 (canalisation secondaire aujourd’hui inutilisée provenant de l’usine de La Barasse) plongent dans un cours d’eau souterraine, direction le canyon de Cassidaigne à 7 kilomètres de là, ni vu, ni connu.

«C’est le problème de ce dossier: on dit d’une pollution invisible qu’elle ne peut pas vous faire de mal, regrette Olivier Dubuquoy, géographe à l’Université de Toulon et auteur du documentaire Zone rouge. Mais, aujourd'hui, nous nous sommes attelés à la rendre visible.» La mobilisation contre les boues rouges a repris du poil de la bête lorsqu’en septembre 2014 le conseil d’administration du Parc national des calanques a prolongé de 30 ans la dérogation accordée à l'industriel pour rejeter en mer ses résidus liquides. Or, Pechiney s’était engagé en 1996 à stopper tout déversement en mer à la suite de la signature par la France de la convention de Barcelone interdisant les rejets en Méditerranée. «L’alumine est un produit stratégique utilisé dans le nucléaire, l’armement et la pharmaceutique, explique Olivier Dubuquoy. L’industriel est protégé par l’Etat qui veut conserver cette source, unique en France, même si pour cela il doit déroger aux normes internationales.»

Au plus haut de l’Etat, les rejets deviennent un enjeu politique: Ségolène Royal, ministre socialiste de l’Environnement, de l'Energie et de la Mer, chargée des relations internationales sur le climat, souhaite en décembre 2015 que ces déversements cessent, conformément aux engagements pris par Pechiney. Le Premier ministre Manuel Valls s’y oppose et demande au préfet des Bouches-du-Rhône d’accepter de nouvelles dérogations. Ce dernier s’exécute à travers l’arrêté préfectoral du 28 décembre 2015 qui autorise Alteo à rejeter ses effluents liquides en Méditerranée six ans de plus. «La Constitution n’a pas été respectée, mais Ségolène Royal ne s’est pas appuyée sur le droit pour réagir. Politiquement, elle a manqué de soutien ou de cran», estime le militant. Les écologistes ne tardent pas à réagir et dès le début de l’année 2016, les recours judiciaires se multiplient. Une pétition demandant l'arrêt des rejets à terre et en mer récolte près de 350'000 signatures. Afin d’apaiser les tensions, un Comité de suivi de site est créé le 15 février 2016. Il rassemble les différents acteurs - élus, riverains, services de l’Etat et industriel - de cette bataille écologique. Deux membres de l’association Union Calanques Littoral y assistent. 

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Henry Augier a observé pendant des années la biologie des organismes marins dans son laboratoire de la faculté des Sciences de Marseille Luminy. © Carole Filiu Mouhali

Son président, Henry Augier, explique: «C’est devenu une tribune pour exposer nos idées et, lors de la troisième réunion, Alteo a été mis en porte à faux. Mais ce comité lui permet également de gagner du temps, car l’objectif de l’Etat n’est pas d’imposer l’arrêt des rejets. Il demande simplement à l’industriel que la concentration de six polluants de ses effluents devienne inférieure en 2021 aux normes imposées par la dérogation préfectorale.» Docteur d'Etat, maître de conférences honoraire à la faculté des Sciences de Marseille Luminy, Henry Augier a ausculté pendant des années la biologie des organismes marins dans son laboratoire. Très rapidement, il a pointé l’impact des boues rouges sur la faune sous-marine: «Les experts en toxicologie ont montré que les polluants se concentrent préférentiellement dans les branchies, l’hépatopancréas, l’intestin, la tête et beaucoup moins dans la chair. Il faut une pollution très importante pour que le rôle de barrière de l’hépatopancréas et le rôle d’élimination des reins soient débordés et que les polluants aillent se fixer dans la chair, ce qui est ici le cas dans la zone de déversement d’après l'étude de l'ANSES réalisée en 2015.»

Le scientifique a effectué des tests de toxicité sur les cycles biologiques et le développement larvaire, notamment sur les oursins, plus sensibles, et qui mettent en lumière la vérité toxicologique au sein des écosystèmes à l’équilibre fragile. Il explique: «Pour ne donner qu’un seul exemple significatif, prenons celui de l’oursin comestible (Paracentrotus lividus). Les adultes, mâles comme femelles, résistent assez bien à la pollution urbaine. On en trouve encore au voisinage des rejets polluants de Cortiou dans les Calanques. Par contre, la larve «Pluteus» est d’une sensibilité extrême aux polluants métalliques. La régression des populations d’oursins s’explique, en partie, par la mort de ces larves, ce qui tronque le cycle de développement de cette espèce.» L’UCL dénonce également un cumul des polluants susceptible de faire franchir des seuils de toxicité qui n’ont pas été pris en compte dans les tests réalisés par Alteo, exclusivement cantonnés aux effluents industriels. A travers le cycle alimentaire, l’ensemble de la faune sous-marine est touché: «Nous avons analysé des mammifères marins échoués qui étaient morts de névropathie, une intoxication au mercure. Cette pollution n’est pas dangereuse pour l’homme, mais la question n’est pas là. Il faut que ces déversements cessent, car la concentration de ces métaux atteint des valeurs considérables.»

Alors que faire? L’UCL souhaite donner un sursis de deux ans à l’industriel pour qu’il se dote d’une station d’épuration. Face au chantage à l’emploi exercé par les politiques locaux et nationaux – l’usine emploie 400 salariés et fait travailler 250 sous-traitants – cette solution permettrait de résoudre le problème. «Le site de Gardanne est déficitaire de 40 millions d'euros sur trois ans (plus de 42 millions de francs), l’usine est très vieille et une fuite de soude a même eu lieu en mars 2016, avance Henry Augier. Alteo, qui est la propriété du fonds d’investissements américain HIG, a vendu ses deux autres sites en France et un troisième en Allemagne. Est-ce qu’il investira dans la modernisation de son site? Nous ne le croyons pas. Mais nous continuerons à nous battre, notamment au niveau européen, pour mettre fin à ces rejets.»

Ces craintes sur l’avenir économique d’Alteo et ses capacités à investir se confirment le 17 novembre 2016. Ce jour-là, deux amendements à la loi de finances pour 2017 sont proposés par 32 députés socialistes sont discrètement rejetés à l’Assemblée nationale. Leur objectif: supprimer le plafonnement dont bénéficie l’entreprise pour la redevance liée à la pollution de l’eau. Si cette niche fiscale, créée en 2002 pour la seule Alteo, devait être abrogée, «l'avenir de l'entreprise serait très largement compromis, c’est un euphémisme», a déclaré Christian Eckert, secrétaire d’Etat chargé du budget et des comptes publics. Comment pourrait-elle dans ce cas engager une réelle modernisation de son site? Quoi qu'il en soit, en 2021, les dérogations permettant à l’industriel de rejeter ses déchets liquides en mer et de stocker les boues rouges à Mange-Garri prendront fin. Les militants écologistes redoutent de voir Alteo plier bagage et laisser derrière elle plus d’un siècle de pollution. Dernière étape de mon périple, La Ciotat. A quelques kilomètres du canyon de Cassidaigne, les pêcheurs ciotadens sont les premiers à s’être engagés dans le combat contre les boues rouges. 

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Poissons et chien espagnol (espèce de petit requin type roussette) pêchés dans la zone de rejet des boues rouges par Gérard Carrodano. © Carole Filiu Mouhali et Gérard Carrodano

Gérard Carrodano, premier prud’homme de la ville (communauté de patrons pêcheurs), se rappelle: «Quand j’étais petit, c’était déjà écrit sur les murs de la ville: "Non aux boues rouges!" Dès les années 1980, nous avons apporté des merlus rouges à Pechiney, mais à l’époque, Internet n’existait pas…» Sur son bateau Le barbe d’or, accompagné de ses deux labradors Jack et Foxie, l’ancien pêcheur plonge aux abords de la côte pour capturer des poissons qu’il revend ensuite aux aquariums. «Ce canyon était une vraie réserve, car nous n’y allions que par beau temps, explique-t-il. Avant, on touchait les boues rouges vers 320 mètres alors que nos filets les rencontrent aujourd'hui dès 120 mètres.» Sa photo d’un chien espagnol (espèce de petit requin type roussette) complètement englué de rouge a fait le tour des réseaux sociaux et a contribué au réveil des habitants de la région. Depuis, Gérard Carrodano, au verbe méridional, est l’interlocuteur préféré des médias locaux et nationaux devant qui il s’emporte: «Oui, je suis en colère! Nous sommes assermentés et nous ne sommes pas là pour raconter des bêtises… Cette pollution, qui est la plus importante de la région, est autorisée par un chantage à l’emploi. Nous ne sommes pas les ennemis des salariés d’Alteo, nous souhaitons simplement que cette usine devienne propre...»

Père de famille, le passionné de la mer défend son outil de travail, ses zones de pêche, mais surtout le patrimoine qu’il entend léguer à ses enfants et petits-enfants. «Nous sommes inquiets par les nouveaux rejets. Avant, les boues se déposaient au fond, mais ces rejets liquides se disséminent plus facilement et nous n’avons aucun recul là-dessus.» Alarmé aussi par l’état des canalisations sous-marines (l’une d’entre elles provient de l’usine de production d’alumine de La Barasse proche de Marseille, également sous le giron de Pechiney, et fermée en 1988), il a réalisé plusieurs plongées pour les filmer et montrer ses images en Comité de suivi de site. Vieilles de plus de 50 ans, les deux canalisations se croisent sous l’eau, sans aucune protection. Les tuyaux sont complètement rouillés et envahis par les coraux. «L’industriel et l’Etat ont surfé sur la vague de l’ignorance, regrette-t-il. Aujourd'hui, heureusement, beaucoup de monde parle de ce tuyau de la honte…» Après avoir capturé une rascasse et des étoiles de mer, Gérard Carrodano rentre au port. Dans le sillage de son bateau naviguent quelques pointus, petits esquifs de pêche locaux, et des plaisanciers en goguette profitant de ces derniers beaux jours de l’année. Au loin, la mer calme et lumineuse se prélasse sous le soleil de novembre, loin des affres terrestres.

Extrait de l'émission Boues rouges, la mer empoisonnée de Thalassa, France 3, du 26 août 2016.