Depuis la dernière guerre et durant des décennies, les milieux du fromage suisse vivaient dans un fromage. Constitué de centaines de millions de francs de subventions fédérales. Article après article, nous avons tenté de faire la lumière sur cet empire scandaleux des barons du fromage helvétique. A la fin de janvier 1991, l’Union suisse du commerce de fromage (USF) recevait à Schönried (BE) les exportateurs et les importateurs spécialisés dans le marché français. Rapidement, ce séminaire tournait à la mise en accusation de l’emmental suisse par la France, pays champion du monde du fromage. Le BRRI (Bureau de reportage et de recherche d'informations) publie le procès-verbal secret de cette réunion en avril 1991. A Schönried, une importatrice française a distribué des échantillons d’emmental «d’une apparence anormale», soulignant que ce fromage n’avait plus, face aux produits français, une différence de goût qui justifiait son prix beaucoup plus élevé. Les importateurs français formulent des critiques: rien ne va plus, ni la forme, la hauteur et le poids des meules, ni les trous et la texture de la pâte, ni le goût du fromage. Dans un protocole confidentiel réalisé après ce séminaire, l’USF reconnaît que l’image de l’emmental s’est dégradée en France où les ventes ont chuté. Des compromis ne servent à rien. Il faut soigner son goût et sa présentation. Mais, face aux assauts français, l’USF dénonce officiellement l’arrogance des acheteurs et fait porter le chapeau du recul des ventes de l’emmental à la concurrence européenne et au franc suisse trop lourd. Interrogée, la Suisse officielle ne dit rien sur l’emmental, sujet tabou. Plus facile de parler des cavernes militaires que des trous de l’emmental, confie un expert qui ajoute: «Avec l’introduction de nouvelles cultures, on a obtenu de jolis trous, mais le goût fout le camp. L’emmental se conserve mieux mais se vend moins, ou à perte. De l’emmental suisse a été vendu à moins de 3 francs le kilo au Maroc, pour lutter contre la surabondance.» Au total, les exportations d’emmental ont chuté de 20% en dix ans malgré les actions de promotion et d’énormes subventions fédérales.
L’un des plus gros exportateurs de fromage suisse, O. Roth & Co AG, à Uster (ZH), est en train de construire une usine de gruyère aux Etats-Unis, découvrons-nous en 1991. Ce qui déclenche une tempête dans le monde du gruyère helvétique: si l’on commence à fabriquer outre-mer les fleurons de nos produits suisses outrageusement subventionnés, quelle place restera-t-il aux exportations? D’autant que Felix Roth, président de Roth & Co, est le président des exportateurs suisses de fromage vers les Etats-Unis. A ce titre, Roth fait partie de l’USF chargée de protéger les fromages suisses à l’étranger contre les produits similaires. Il a donné sa démission. Dans les milieux du gruyère, on déplore cette initiative. Claude Kehrli, directeur de Fromco à Moudon, un grand du commerce du gruyère: «Inadmissible et irresponsable, il faudrait le poursuivre!» Roland Wehinger, directeur de l’USF, est emprunté: «Je n’aime pas cette idée, mais il n’est pas facile de s’y opposer. De toute façon, Roth n’aura pas le droit de vendre son fromage aux Etats-Unis sous le label gruyère.» De l’avis de tous, produire du gruyère aux Etats-Unis devrait être rentable, puisque le litre de lait y coûte 35 centimes contre 1,14 franc en Suisse, et que les Etats-Unis ont limité les importations de fromage helvétique. Interrogé, Felix Roth jure «ne pas salir son nid»: «Notre fabrique de Monroe, dans le Wisconsin, produira 500 tonnes de gruyère dès l’année prochaine. Cette quantité devrait être absorbée par le marché américain sans nuire aux exportations suisses.»