Sept.info | L’ATS: la chance s’appelle Marcel Dassault (2/21)
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Les locaux du département éditorial de l'Agence télégraphique suisse, Berne, janvier 1969.© Keystone / Photopress-archiv / Joe Widmer

L’ATS: la chance s’appelle Marcel Dassault (2/21)

J’ai appris qu’un journaliste devait avoir de la chance. Que la chance est une qualité professionnelle! Mais il faut la susciter, la chance. Et surtout ne pas la laisser passer.

En 1972, je suis journaliste à l’Agence télégraphique suisse (ATS), l’agence de presse qui sert de grossiste de l’information à toute la presse helvétique, aux radios et télévisions aussi. Je travaille sur des dépêches expliquant comment le Département militaire fédéral, qui veut doter l’armée suisse d’un nouvel avion de combat, préfère l’avion américain Corsair au Milan français. Cherchant une adresse dans l’annuaire de téléphone de Genève, je tombe par pur hasard sur le numéro de Marcel Dassault, constructeur de l’avion français. Je prends mon courage à deux mains et j’appelle. On me répond fort courtoisement: «Je suis le majordome de Monsieur Dassault. Le président est dans sa baignoire. Il vous rappellera dans un quart d’heure.» Tremblant d’inquiétude et d’excitation, je prépare en vitesse les questions les plus pointues. Comme promis, le président Marcel Dassault en personne me rappelle. A ma stupéfaction, il va bien plus loin que mes questions. Il me répond que son avion est, bien entendu, le meilleur et que les militaires suisses ont tout simplement faussé la procédure d’acquisition pour favoriser l’appareil américain. Ses déclarations en bref: «Durant la procédure de sélection, les mêmes chances n’ont pas été données au Milan et au Corsair. Lors de combats simulés, la chasse suisse a réussi à abattre le Corsair à tous les coups alors que le Milan, qui n’est pas autre chose qu’un Mirage avec un moteur plus puissant, n’a pas été atteint. Il y a cinq ans, les promoteurs du Milan avaient proposé deux systèmes pour la navigation et le bombardement. Les Suisses avaient déclaré alors ne pas vouloir le système le plus moderne qui constitue aujourd’hui la seule supériorité de l’avion américain.» Marcel Dassault ajoute que le prix des 60 Corsair est de 300 millions de francs suisses supérieur à celui des Milan et reproche à Berne de mépriser la solidarité européenne en choisissant un appareil américain. Ses réponses sont tellement agressives que mon rédacteur en chef en est terrorisé: «Fais ce que tu veux. Je ne veux pas le savoir.» L’article finit par paraître et, repris par l’ensemble de la presse helvétique, provoque un gros scandale contre cette intrusion française dans nos affaires intérieures. La Suisse a décidé de n’acheter ni le Corsair ni le Milan. Après l’interview de Dassault, le Département militaire fédéral, qui avait sans doute quelque chose à se reprocher, proteste de sa bonne foi. Il est soutenu par l’ensemble de la presse bourgeoise alémanique qui fustige ces «agressions étrangères». La presse romande, davantage francophile et proeuropéenne, est partagée. Le lendemain à 7 h du matin, Marcel Dassault me rappelle dans la chambre de bonne que j’occupe alors, dans la vieille ville de Berne. Il a l’air ravi de la «bombe» qu’il a fait sauter et me dit toute sa satisfaction: «Nous avons eu un petit succès. Venez travailler pour moi à Jour de France.» Merci, président, demain peut-être!

La Suisse n’optera pour finir pour aucun des deux avions en lice mais passera, au cours des années suivantes, de grosses commandes d’appareils militaires aux Etats-Unis. En 1976, le Parlement fédéral décide d’acquérir 72 Tiger de l’américain Northrop pour 1,17 milliard de francs. La Suisse achète 38 autres Tiger pour 770 millions en 1981. En 1991, après de longs atermoiements, le Conseil fédéral décide d’acheter 34 avions F/A-18 Hornet de MC Donald Douglas pour 3,5 milliards de francs. Il faudra attendre trois ans pour que le peuple suisse ratifie ce choix. Son concurrent, le Mirage 2000-5 de Dassault, perd une nouvelle bataille, essentielle. Alors que les Américains ont déjà commencé à acheter des produits suisses en grande quantité pour compenser le prix des F/A-18, les Français montent aux barricades et affirment que la Confédération trahirait la solidarité européenne en choisissant l’avion américain. Maladroitement, ils achètent des pages entières de publicité dans la presse suisse pour faire passer leur message. Mais leur argument porte peu. La majorité des Suisses, constituée surtout par les Alémaniques, n’est pas favorable à l’entrée du pays dans la Communauté européenne et les militaires, fascinés par la technologie américaine, encore moins. Ces derniers faisaient remarquer que c’était le F/A-18 qui avait gagné la guerre du Golfe, pas le Mirage français. Et il y a pire pour l’appareil français: le développement du Mirage 2000-5 n’est pas encore terminé et Pierre Joxe, ministre de la Défense, refuse d’acquérir cet avion pour l’armée de l’air française. Tous les spécialistes sont unanimes: «Il est très rare qu’un pays parvienne à exporter une arme dont sa propre armée ne veut pas.» 

Je n’ai jamais su quel avion, du Corsaire ou du Milan, était vraiment le meilleur. Mais j’ai compris ce jour-là que le journaliste n’a pas pour métier le seul tri des nouvelles, son rôle n’est pas de jouer au mégaphone des pouvoirs. Non, sa vocation est de décrypter leurs écrits et leurs actes, de dévoiler ce qu’ils veulent cacher. J’ai également compris qu’une seule source crédible discordante suffisait parfois à jeter une tout autre lumière sur une belle information prémâchée par l’autorité. Un simple journaliste peut contribuer à animer le débat public par ses informations, donc à faire avancer la vérité. J’ai aussi appris qu’un journaliste devait avoir de la chance. Que la chance est une qualité professionnelle! Mais il faut la susciter, la chance. Et surtout ne pas la laisser passer. Au début des années 70, l’investigation journalistique n’allait pas de soi. Les Suisses sont lents et Mai 68 débarquait à peine dans le pays. En un mot, l’heure était encore au respect de l’autorité, sous toutes ses formes. Les grands journaux, souvent liés à des partis politiques, censuraient gaiement tout ce qui semblait contraire à leur idéologie. Et les sept ministres du Conseil fédéral étaient entourés d’une petite cour de journalistes bien-pensants et dévoués corps et âme à leur maître. Les indiscrétions étaient rares, la manie du secret maladive et le journalisme d’investigation, un vague truc anglo-saxon, communément traité de «journalisme au pistolet».

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