Ce 14 avril 1977, l’agence Associated Press annonce que le Credit Suisse (CS), l’une des trois grandes banques du pays, aurait perdu 250 millions de francs à la suite d’opérations non autorisées entre sa filiale de Chiasso et un gros client étranger. Est-il question de 250 millions ou bien plus? C’est le scandale bancaire du siècle. Alors que je multiplie les coups de téléphone, je reçois un appel du responsable romand de l’information du Credit Suisse. II veut me voir d’urgence pour me raconter l’histoire. On ne peut pas faire de la recherche d’information en Suisse sans s’intéresser à l’économie et à la finance. Avec les chefs de communication qui se multiplient comme des petits pains, la tactique à adopter est toute simple: le journaliste doit être complètement disponible, ouvert, mais refuser tout copinage, toute concession à la vérité au détriment des lecteurs. Généralement, une sélection naturelle intervient assez vite. Il y a ceux qui ont choisi de dire la vérité ou de se taire lorsqu’elle est trop cruelle, et ceux qui estiment que les journalistes sont des valets qu’il s’agit de faire danser sur la musique de leur propagande. Mais le chef de presse du Credit Suisse, un type bien, me dépeint franchement les monstrueux contours de la Texon que je suis l’un des premiers à présenter dans la Tribune de Lausanne-Le Matin.
Le scandale de la Texon est un véritable tremblement de terre qui ébranle le monde politique et financier helvétique. Affront suprême et aveux de l’importance du cas, la Banque Nationale Suisse (BNS), l’Union de Banques Suisses (UBS) et la Société de Banque Suisse (SBS) offrent spontanément au Credit Suisse un crédit de 3 milliards de francs, «en cas de nécessité». En clair, la Suisse craint pour la solidité de son franc et ce geste vise à garantir la stabilité de la monnaie nationale, dont la solidité des banques est un facteur déterminant. Le Credit Suisse (CS) refuse cette offre, outré de la feinte compassion de ses concurrents rigolards: «Nous sommes tout à fait capables de rembourser nos pertes. Cette proposition qui va faire croire que nous sommes fort mal-en-point ne va pas nous faciliter les choses.» Le conseil d’administration du CS siège sans interruption alors que la Commission fédérale des banques se fait informer d’heure en heure.
Voici, en résumé éclair, l’histoire de la Texon de Chiasso. A la fin des années 60, le CS ouvre une filiale à Chiasso. La prospérité est immédiate. Avec ses 65 collaborateurs, elle se place au quatrième rang des filiales du CS. De quoi ravir le siège zurichois de la banque qui ne cesse de citer Chiasso en exemple. Cette succursale est dirigée par Ernst Kuhrmeier, et deux directeurs adjoints, Claudio Laffranchi et le Fribourgeois Meinrad Perler. Ernst Kuhrmeier devient rapidement une personnalité de la région. Sa renommée, sa rondeur, sa générosité dépassent les frontières du Tessin et s’étendent largement en Italie. Son adjoint Claudio Laffranchi est député au Grand Conseil tessinois. Meinrad Perler assure qu’il n’a pas participé directement à la fraude, mais reconnaît qu’il n’a pas eu le courage de dénoncer ses collaborateurs. Au Tessin, Kuhrmeier souffre de ses compétences limitées par Zurich. Dès 1974, il met au point un système lui permettant d’agir pour son propre compte. Lui et Laffranchi reçoivent d’importantes sommes d’argent de leurs clients, principalement italiens. Ils expliquent à ces derniers qu’il est beaucoup plus profitable de placer leur argent à moyen ou à court terme sur des marchés étrangers, qui offrent des intérêts bien supérieurs que le CS. Toutes les banques suisses rendent ce genre de services à leurs clients, mais les directeurs de Chiasso se lancent dans ces investissements sans en respecter les règles. Ils omettent d’informer la direction du CS de la plupart des opérations réalisées. Ils parviennent à obtenir la confiance d’un grand nombre de clients, 1’200 environ. Concrètement, les directeurs se rendaient avec leurs clients, presque tous italiens, dans un bureau d’avocats se trouvant dans le même immeuble que le CS de Chiasso, étude où travaillent les juristes Noseda, Villa et Gada. Sur du papier du Credit Suisse, ils rédigent des reconnaissances de dettes garanties par la grande banque et signées par le directeur et le vice-directeur. L’argent est ensuite versé, à l’insu de la direction générale du CS semble-t-il, à la société financière Texon, sorte de boîte aux lettres dont le siège est à Vaduz. Texon place à son tour cet argent principalement dans trois sociétés italiennes: Winefood, qui contrôle 20% de la production vinicole italienne, Albarella-Mare, qui possède un centre de vacances à demi-construit dans la lagune de Venise, et Ampaglas, qui exploite des fabriques de matières plastiques. Les directeurs de Chiasso ont placé de cette manière 2,5 milliards de francs. L’argent de leurs clients est engagé à court terme (de trois mois à une année). Les sociétés italiennes ne rapportant pas un sou à cause de la récession, les directeurs doivent rapidement rembourser les premiers prêts avec intérêts. Dans ce dessein, ils empruntent d’autres sommes d’argent et se retrouvent bientôt engagés dans un engrenage infernal. Pour connaître l’étendue du chaos, le CS devra vendre l’ensemble des propriétés italiennes, dont la valeur est estimée à 2,25 milliards de francs. Le trou final pourrait être de 250 à 300 millions, ou bien plus.