Le 9 août 1976, la Police fédérale arrête le brigadier Jean-Louis Jeanmaire, un officier de haut rang, chef des troupes de la Protection aérienne. Il est inculpé de trahison au profit de l’Union soviétique. C’est, nous dit-on, la plus importante affaire d’espionnage que la Suisse a connue depuis la Seconde Guerre mondiale. De quoi déchaîner les passions dans l’atmosphère de guerre froide qui régnait alors. «C’est une infraction infâme qui mérite au moins douze ans de prison», dira, avant le procès de Jeanmaire, le Conseiller fédéral Rudolf Gnaegi, chef du département Militaire fédéral. Bonjour la séparation des pouvoirs!
Pour l’ATS déjà, j’ai suivi plusieurs débats sur cette affaire aux Chambres fédérales. J’ai vu un conseiller national de la droite radicale proposer d’aller lui-même couper la tête au traître suisse. J’ai entendu, avant même la fin de l’instruction, le très catholique conseiller fédéral Kurt Furgler, chef du département fédéral de Justice et Police, l’air inspiré de celui qui a toujours l’Etat de droit à la bouche, parler sous les ovations du Parlement de la «trahison du siècle». Bref, dès les débuts de mon activité de correspondant parlementaire à la TLM, je me suis immergé dans cette affaire Jeanmaire, exemplaire de «l’espionite» qui souffle sur cette Suisse neutre qui a enterré des divisions, miné ses cols alpins et ses ouvrages d’art. Et dépensé des fortunes pour que chaque habitant puisse profiter, en cas d’attaque atomique, biologique ou chimique, d’un abri souterrain de la Protection civile. Je laisse les politiques à leurs enquêtes et choisis de traiter les faits seulement, d’éviter de juger Jeanmaire ou de prendre part à la chasse aux sorcières lancée contre lui. Pourtant, très vite, je ressens une impression qui ne me lâchera plus: Jeanmaire est sûrement le roi des traîneurs de sabres, rustre, naïf et vaniteux, mais pas le roi des traîtres.
Le 23 février 1977, dans un article retransmis par les bons soins des agences de presse soviétiques, le journaliste Boris Krymov, chef adjoint du service étranger de la Literatournaïa Gazetta («La Gazette littéraire», organe de la très communiste Association des écrivains soviétiques), affirme que la trahison supposée du colonel brigadier suisse Jean-Louis Jeanmaire est une nouvelle affaire Dreyfus, un coup monté par le contre-espionnage ouest-allemand. Dans une lettre publiée le 16 mars suivant par les mêmes agences, le colonel de l’Armée rouge Vassili Denissenko, celui que Berne considère comme «l’instigateur de la trahison», «le génie néfaste» de Jeanmaire, nie très énergiquement avoir reçu des documents secrets de l’officier général suisse. Bref, «ce n’est pas nous, jurent les Soviétiques. Nous sommes innocents des accusations que la Suisse fait pleuvoir sur nous». A la lecture de ces dénégations, je prends mon papier à lettres et m’adresse à l’ambassadeur d’URSS à Berne. En substance: «Excellence, personne ne croit à vos communiqués. Pourtant, nombre de Suisses aimeraient comprendre. Je souhaite interviewer le colonel Vassili Denissenko, officier des services de renseignements militaires GRU, attaché militaire soviétique à Berne de 1959 à 1964, l’agent russe qui aurait détourné le brigadier. Je souhaite réaliser cette interview avant le procès Jeanmaire qui s’ouvrira à la mi-juin à Lausanne.» J’envoie cette lettre dans l’idée que, dans ce métier, il faut toujours essayer. Avec un peu de chance, plus c’est gros, mieux ça passe. A ma grande surprise, je suis convoqué peu après par l’Ambassade d’URSS où l’on désire faire ma connaissance. Je m’y rends en costume-cravate. L’habit ne fait certes pas le moine, mais un journaliste doit savoir que l’habit peut rassurer ou effrayer ses interlocuteurs. Le journaliste est un témoin; il doit donc éviter de se faire remarquer par un habillement original. Il doit pratiquer le mimétisme et savoir s’adapter à ses différents interlocuteurs. J’ai fait de mon mieux sans parvenir à toujours camoufler mes souliers jaunes de baroudeur, qui ont tant fait rigoler les plus distingués de mes camarades journalistes! A l’ambassade, notre entretien est banal. Mais, comme on me reçoit avec des canapés au caviar arrosés de vodka, je ne perds pas l’espoir. Quinze jours plus tard, je reçois le feu vert soviétique: «Venez à Moscou. Nous y ferons venir le colonel Denissenko qui réside d’ordinaire dans la ville de Piatigorsk, dans le Caucase, à plus de 2’000 km de Moscou. Il est d’accord de vous parler.» Je téléphone à mon rédacteur en chef Jacques Poget et à Marcel A. Pasche, directeur des publications. Ils acceptent immédiatement l’idée du voyage et débloquent le budget nécessaire. Quel bonheur de travailler dans un journal qui encourage les initiatives, avec des responsables qui ne sont pas continuellement sur les freins! Dans ce cas-là, il fallait du courage car la voix de Moscou n’était pas populaire du tout… A Moscou, je suis reçu à ma descente d’avion par de charmantes consœurs de la «Gazette littéraire» qui me conduisent à l’hôtel Russia, un temple du tourisme stalinien. Très vite, j’étouffe. Je ne peux rien faire sans être accompagné, surveillé. J’explose. Les soirs, je prends de gros risques pour sortir seul, du moins je le pense. Je fais restaurants et cafés avec mes notes, argent, papiers. J’abuse de la vodka. Totalement imprudent, inconscient!