Parti de Copenhague, notre navire s’apprête à jeter l’ancre à Saint-Pétersbourg au terme d’un périple en mer Baltique: Stockholm, Helsinki, Tallinn se sont successivement effacées derrière nous. A l’origine de cet embarquement, il n’était question que de villégiature. Nantis de cette bonne fortune, nous avons goûté, mon épouse et moi-même, à la joie trop rare de ne rien emporter dans nos têtes et de nous laisser porter par nos rêves, comme jadis à bord des grands paquebots. Du champagne pour se griser, une cabine pour s’aimer et des jours entiers à mesurer le bonheur d’en profiter sans remords. Nous étions là pour ne laisser qu’un sillage furtif sur une mer d’huile, complice d’une digression sans histoire.
A bord du yacht qui remonte lentement le fleuve, tandis que les passagers flânent sur le pont promenade et cherchent du regard les coupoles des églises et les façades des palais de Saint-Pétersbourg, je traque de mon côté, un peu par habitude et beaucoup par curiosité professionnelle, quelques images inédites que dissimuleraient les friches du rivage. Mon intérêt s’aiguise à mesure que le bateau progresse, à vitesse lente, sur les eaux grasses de la Neva. Dans mon viseur, je saisis une scène à la volée, qui illustre la décadence de la Grande Russie: sa dette masquée au capitalisme triomphant. Sur le pont d’un cargo piqué de rouille, quelques hommes entreprennent de découper au chalumeau une carène qui ne leur offre guère de résistance. D’interminables journées leur seront nécessaires pour accomplir cette tâche, des semaines peut-être. Parce que leur outil de travail est inadapté, vétuste, inopérant, l’effort qu’ils produisent paraît vain. Ils font ce qu’ils peuvent. Leur fierté de travailler sur les chantiers de la Marine, civile ou militaire, pour le pavillon, n’y suffit pas. L’impossible a d’autres exigences dont ils ne sont pas responsables. Malgré moi, je suis le témoin d’un empire dévasté qui subit sa frustration. Je braque mon objectif sur toutes ces coques percées qui jonchent le fleuve, souvent échouées, parfois sur des bers de fortune. Je vise, je déclenche. J’imprime une réalité que l’histoire offense, que des ouvriers calfatent à mains nues et repeignent pour dissimuler la grandeur d’une autorité perdue. Le travail est colossal, démesuré, mais face au spectacle de ce naufrage grandiose il faut imaginer la fierté de Sisyphe à la peine. Le découragement est immense, l’orgueil blessé.
Le soleil décline et la température chute aussitôt. Les passagers qui m’accompagnent désertent le pont pour se mettre à l’abri, à mesure que le vent forcit. Bientôt, je reste seul à contempler le cours du fleuve. Des kilomètres d’entrepôts s’étirent maintenant le long des berges où surgissent des grues faméliques: les ombres efflanquées d’une activité portuaire qui se cherche un nouveau souffle. Les sanctions internationales ont des conséquences matérielles concrètes, non seulement sur l’économie du pays mais également sur le moral de la population, qui en veut à l’Occident et cautionne la revanche de son gouvernement. Or le Kremlin ment. L’obsolescence du port en donne une photographie qui m’interpelle et m’inquiète. Je ne me réjouis pas de ce constat d’épuisement d’une nation, qui pousse à l’arrogance politique et à l’exacerbation du nationalisme. Les ruines de l’Union soviétique sont encore incandescentes et je crains tout ce qui résulte de l’échec.
Le froid me pénètre. Je lutte contre l’envie de me réfugier dans la douce chaleur du carré, mais je préfère la timonerie qui domine l’étrave. De là, je surplombe le tracé de la Neva, ses méandres qui progressent. Nous sommes arrivés au terme de notre croisière et la réalité me rappelle à l’ordre des choses vraies. Je n’ai plus soif de champagne et de vacances. Je referme une parenthèse derrière moi. Sur la rive gauche, des conteneurs s’empilent apparemment sans ordre, comme les pensées qui m’étreignent. En vrac. Dans la confusion. Encore quelques milles et le fleuve s’écarte devant l’architecture grandiose de la capitale impériale. Vue du quai des Anglais où nous accostons, à quelques encablures du palais d’Hiver, la ville semble avoir gagné en ostentation touristique ce qu’elle a perdu en autorité politique. Aussi, continue-t-elle d’imprimer, dans l’inconscient du voyageur, le roman des passions torturées qui l’ont traversée depuis le règne de Pierre le Grand.
Il est 20 heures lorsque nous nous présentons à la table du commandant, pour le traditionnel dîner de gala qui clôt notre périple. La soirée s’annonce informelle et franche. Au terme d’une semaine de croisière, nous avons eu maintes fois l’occasion de nous entretenir avec l’ensemble des officiers et les longues heures passées à nous intéresser à la manœuvre, à nous familiariser avec les activités du bord nous ont rapprochés. La table est raffinée, les vins choisis. La tenue de soirée est imposée, qui donne à notre éphémère communauté de voyage un air de désuétude festive. La conversation est amicale et nous prenons plaisir à ce moment de pure distraction. On nous sert la deuxième entrée lorsqu’un jeune lieutenant vient informer le capitaine d’une affaire pressante: la barge de fioul attendue le lendemain pour faire le plein des soutes est à poste, prête à la manœuvre de remplissage. Le commandant ne cache pas son irritation, qu’il nous fait partager. Nous acquiesçons davantage par solidarité qu’en connaissance de cause. Ce changement de programme intempestif et, semble-t-il, fréquent le contrarie au point de quitter la table. Il a des ordres à donner. Lorsque nous le retrouvons, quelques minutes plus tard, je m’autorise à lui demander s’il fut confronté à des incidents plus graves que cette question d’intendance et, pour toute réponse, il se saisit d’une flûte de champagne et trinque à notre voyage. L’épisode, qui sera porté sur le livre de bord, ne sera plus évoqué. Les coulisses de l’incident ne nous seront pas accessibles.
La conversation reprend alors, sur des sujets de navigation plus anecdotiques et j’en profite pour lui dédicacer un exemplaire de mon livre sur le drame universel du Titanic. Tandis qu’il me questionne, je ne me prive pas d’engager le dialogue sur ce thème qui me tient à cœur. Je lui narre notamment notre traversée de l’Atlantique à bord du Queen Mary 2, quelque temps après la commémoration du naufrage et m’attarde sur certains points d’histoire qui font encore débat. Puis, comme il n’est pas avare de questions, je décris le frisson qui me parcourut à l’instant où nous sommes passés à la verticale de l’épave, qui gît par 3'800 mètres de fond au sud-ouest du Labrador. Curieux de détails que je ne manque pas de fournir, il m’est offert l’opportunité de raconter comment, la veille d’arriver à New York, lors d’une vente de charité, j’ai remporté l’enchère d’une carte de l’Atlantique dédicacée par le commandant et les officiers du Queen Mary, sur laquelle avait été tracée la position du Titanic. Ce qui en fait toute la valeur à mes yeux. Je n’en avais parlé jusqu’ici qu’au micro du journaliste français Daniel Bernard. Cette carte est accessible dans mes archives littéraires, à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg.