«A ce moment de ma vie, ce dont j’ai le plus envie… C’est qu’on me laisse tranquille, glisse le vieil homme assis, canne à portée de main, devant sa maison de Bleecker Street. Mais si on vous laisse tranquille, vous allez vite vouloir de la compagnie», ajoute-t-il très vite, les yeux rivés sur le spectacle de la rue. Malgré l’embourgeoisement du sud de Manhattan, la faune reste ici multicolore et diverse. «Il y a moins de hippies qu’avant, mais la ville a toujours changé, et cela va continuer.» Assis à même le bitume en ce printemps 2014, des ouvriers latinos qui ont gardé leur casque avalent leur repas en blaguant avec une policière noire et enrobée de l’autre côté de la rue. «Une bonne rue», approuve l’observateur, dont l’œil s’allume au passage d’élégantes demoiselles asiatiques. Le vieil homme, c’est Robert Frank. Né en 1924. Et jamais, jusqu’à la fin, on ne laissera tranquille cette légende vivante de la photographie, entrée dans l’Histoire en 1958 avec Les Américains. Ce génie de la street photography a bourlingué, écrit, fui New York pour Mabou, à la pointe du Canada. Il a depuis publié bien d’autres ouvrages, réalisé quantité de films. Mais c’est Les Américains qui a révélé son génie; aucune autre de ses œuvres n’a réussi à la surpasser.
D’ailleurs, un homme approche, un exemplaire patiné de la première édition à la main, fait part de son admiration. La légende écoute, dédicace. Les mots d’admiration, les photographes qui lui envoient leur dernier livre avec leurs hommages, c’est tous les jours. «Cela fait plaisir, bien sûr», dit-il avec l’économie de mots qui le caractérise. En ce mois de mai, il s’apprête à retourner en Suisse pour recevoir un nouveau prix, cette fois de la fondation Roswitha Haftmann. Zurich, c’est pour lui «les ponts desquels je me jetais dans la Limmat avec les copains». Il évoque à demi-mots les proches disparus, le Servette FC dont il était fan. Mais pas question de nostalgie, en tout cas devant nous. Même si le passé occupe une grande place dans ses derniers livres, des pêle-mêle de cartes vintage et d’images. Le dernier-né, paru fin 2013, a pour nom Household Inventory Record. Au fil des pages, des visages familiers, June, son épouse depuis les années 1970, son assistante japonaise, Ayumi. L’ami Paolo Roversi, Gerhard Steidl qui le publie. Les liens avec les autres sont essentiels.